Comment tombe-t-on amoureux lorsque l’on est aveugle ? Quels détails chez l’autre suscitent le désir ? Peut-on être rebuté par la laideur même si on ne l’entrevoit jamais de ses propres yeux ? A quoi ressemble un vrai blind date ? Des non-voyants vous plongent dans leur vie amoureuse.
Julien tapote sur son écran d’iPhone comme d’autres jouent du piano. Ses doigts glissent sur l’écran, filent sur le verre à une cadence folle. Tout se joue dans les écouteurs blancs vissés dans ses oreilles. Une voix synthétique pressée énumère chaque mot effleuré du bout des phalanges. “Choisissez les profils qui vous plaisent”. “Marguerite 20 ans. À 3km”. Personne autour de lui ne peut s’en douter mais le jeune homme de 23 ans est en train de naviguer sur Tinder. Julien est aveugle de naissance. Cet ancien étudiant en journalisme ne perçoit aucun des visages qui défilent sur l’application de rencontre. D’ailleurs, la plupart du temps son écran reste éteint.
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“Le gros truc sur Tinder c’est les photos. Mais tous les albums Instagram ne me servent à rien.” Alors le grand brun parcourt les informations de chaque profil. Des bribes d’indices dissimulés sous des dizaines de sourires invisibles. “Education nationale”, “English Girl à Paris”. La voix synthétique s’active. “C’est chiant parce qu’elles n’écrivent pas de descriptions”, regrette Julien. Peu importe. “Par défaut je like tout le monde”.
“Pourquoi les aveugles ne devraient-ils pas s’intéresser à l’apparence physique ?”
Si une fille aime son profil en retour, et qu’un “match” survient, le jeune homme demande un peu d’aide à son entourage. “Je montre à une amie les profils des filles avec qui j’ai matché, et elle vire les moches”, confie le natif de Marseille, un sourire perché sous de larges fossettes. S’il avoue ne pas se limiter à des détails physiques, le jeune brun aime connaître les couleurs des yeux et des cheveux de celles qui l’entourent, même s’il ne les a jamais perçues.
Molly Burke, youtubeuse aveugle, fait aussi appel à ses proches pour sélectionner les bons profils sur les applis de rencontres. “Comme tout le monde, je recherche certains critères physiques plutôt que d’autres”, glisse la Canadienne de 22 ans. Rien d’étonnant à cela pour Damon Rose, journaliste à la BBC, lui aussi non voyant : “Pourquoi les aveugles ne devraient-ils pas s’intéresser à l’apparence physique dans un monde dominé par le look et la vision ? Ils ne sont pas insensibles à toutes les discussions qu’ils entendent à ce propos”.
Si Tinder aide les non-voyants à choisir les profils les plus attractifs, l’appli facilite aussi les rencontres : “C’est parfois difficile de sortir dans les clubs ou dans les bars. Je ne me sens pas à mon aise dans des environnements bruyants où je n’entends rien. Je n’aime pas trop donner mon numéro à des inconnus rencontrés dans ces endroits. Je ne me sens pas vraiment en sécurité”, confie Molly Burke. Avec Tinder, la jeune femme peut librement parler de son handicap avant la rencontre, et répondre en amont à toutes les questions qui taraudent ses amants potentiels.
“Pour les aveugles, le coup de foudre au premier regard n’existe pas”
Malgré ces avantages, Julien Bezes s’est lassé de Tinder. Le jeune homme préfère les “approches en direct”. Là où tous ses sens peuvent grappiller des indices précieux. Le bruit des talons qui se rapprochent. Un parfum doux. Une jolie voix. Un sourire qui se dessine au coin d’une phrase. “Pour moi, les aveugles n’ont pas de sixième sens, mais nous nous servons bien plus des quatre autres”. Au toucher, le brun gominé devine des silhouettes en quelques secondes : “Quand une fille me guide et que je mets ma main sur son épaule, là je découvre sa taille, sa corpulence.”
“Pour les aveugles, le coup de foudre au premier regard n’existe pas. Nous avons besoin de plus longtemps pour saisir l’invisible. La voix d’une personne est ce qui va le plus nous aider à la comprendre”, analyse Damon Rose, le journaliste anglais. Toutes les personnes interrogées s’accordent sur l’importance de la parole pour susciter le désir. Sur ce forum Reddit qui s’intéresse à l’attirance sexuelle des non-voyants, une utilisatrice évoque la puissance évocatrice de chaque échange verbal : “Vous ne pouvez pas savoir tout ce que vous livrez à propos de vous dès que vous commencez à parler. La manière dont vous respirez, votre ton, votre accent, les sujets qui vous intéressent, et même ce que vous choisissez de ne pas évoquer.”
“Mais attention, il ne faut pas s’enflammer, ce n’est pas parce qu’une fille a une jolie voix qu’il y a quelque chose. Peut-être que son copain est juste derrière et que tu n’as pas capté”, plaisante Julien.
Porno très amateur
Malgré quelques quiproquos du genre, le jeune homme n’hésite pas à tenter sa chance avec les filles. “C’est toute une approche. Il faut être posé. Tu le sens s’il se passe quelque chose. Tu écoutes les intonations, tu fais attention à la position de la fille par rapport à toi. Est-ce qu’elle est proche ou pas ?”, détaille Julien. Et après ? “Après ça se passe comme tout le monde”. “Mais c’est vrai que le toucher, ça peut être bien. Peut être que les perceptions sont décuplées”, confie timidement le Marseillais.
Des sensations découvertes au fil du temps. Contrairement à d’autres adolescents, Julien n’a pas exploré sa sexualité en s’appuyant sur des références pornos. Pourtant, quelques sites proposent des scènes de sexe audiodécrites depuis plusieurs années. Des orgasmes doublés par des acteurs improvisés. Toujours un peu artisanalement. En juin, Pornhub a professionnalisé la pratique avec une nouvelle rubrique pour les aveugles. Une voix neutre décrit les vidéos les plus populaires du site : le physique des acteurs, les regards échangés, la gestuelle. Sans oublier le kitch des décors tout autour.
Des innovations qui n’intéressent pas Julien. “Ce n’est pas quelque chose que je consulte. Moi j’ai tout appris par la libre antenne à la radio le soir. Le Doc sur Fun Radio.” 10 ans avant Tinder, sans voix synthétique pour aider à pécho.
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