L’une a réalisé quatre longs métrages, l’autre a été césarisée à trois reprises : toutes deux constatent combien il reste de progrès à faire dans le cinéma français en matière d’égalité femmes/hommes.
“Les femmes vont ouvrir leur gueule, quelle bonne nouvelle !”
Axelle Ropert a réalisé La Famille Wolberg (2009), Tirez la langue mademoiselle (2012) et La Prunelle de mes yeux (2016).
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Quelle a été ta réaction devant l’ampleur de l’affaire Weinstein et de ses suites ?
Axelle Ropert — Je n’ai pas été surprise par les agissements de Weinstein, mais très secouée par sa puissance révélatrice d’un système de merde. Trois choses m’ont vraiment secouée. D’abord, la perversité d’un système où même des gens qui ne sont pas des salauds sont capables de se taire pour couvrir de sales agissements, un système de responsabilité collective défaillante…
Ça a révélé aussi que le rapport homme/femme, que l’on croyait devenu plus ou moins civilisé après des décennies de luttes, était dans le fond aussi violent et structurant que le rapport de classes… Et ça a aussi démontré qu’on s’est accommodé trop facilement de l’idée d’un “destin de femme” qui serait celui d’être régulièrement harcelée… Et ça, c’est quelque chose qu’il faut casser.
C’est pour ça que je trouve très sain le hashtag “Balance ton porc”, qui a choqué pas mal de monde. Pour moi, ce n’est pas un éloge de la justice expéditive, c’est juste un petit retour à l’envoyeur, une petite baffe publique qui joue la vigueur langagière plutôt que la plainte silencieuse. Littéralement : les femmes vont ouvrir leur gueule – quelle bonne nouvelle !
Pourquoi, selon toi, le cinéma français n’a-t-il pas encore démasqué ses prédateurs ?
C’est rageant, cette chape de silence… Il y a une raison structurelle : le cinéma français est plus artisanal, avec beaucoup de petits indépendants. Mais aussi, le milieu n’est pas encore structuré par des mouvements militants comme aux Etats-Unis. Et surtout, le plus grave : le cinéma français ferme sa gueule car dans le fond, il repose complètement sur le mythe du “mec salaud mais génial”…
Tu as vécu une double vie de critique (La Lettre du cinéma) et de scénariste-réalisatrice. Quelle est ta vision de ces milieux et de leur rapport aux femmes ?
Quand je suis sortie de ma bulle très cinéphile pour aller vers un milieu de cinéma plus “majoritaire”, lorsque la question du pouvoir s’est posée, les difficultés ont commencé. Le nombre de fois où je me suis fait traiter d’“intello chiante” dès que je parlais de manière “érudite” de mise en scène… Une fille qui pense haut et de manière un peu “complexe”, c’est insupportable pour beaucoup encore, et c’est une fille qui ne “saura pas faire de films”…
Le cinéma art et essai français est certes moins sexiste que le cinéma américain, mais où sont les films à budgets conséquents fabriqués par des femmes ? A chaque fois que j’ai eu un projet de film un peu cher, je me suis fait rembarrer par principe, sur le mode “Tu planes ma fille”…
Comment se situer par rapport aux rétrospectives mettant à l’honneur des prédateurs sexuels à la Cinémathèque ou aux textes (comme celui sur Blow-up d’Antonioni, par Laure Murat) proposant de revoir des films avec un œil sensible aux questions de représentation des rapports de violence et de genre.
En prônant la grande rigueur intellectuelle, assortie de la liberté pour tous de se faire son propre jugement ! La grande rigueur, c’est examiner au cas par cas les “affaires”, et s’en tenir à un principe : zéro interdiction. Par exemple, les cas Brisseau, Polanski, Allen ou Bertolucci n’ont rien à voir, et tous les oukazes ou au contraire toutes les amnisties données d’office pensent mal les choses, selon moi. On doit rester dans une agora.
Que les films de “salauds” restent absolument visibles, qu’on programme Polanski ou Brisseau, mais qu’on laisse les opposantes s’exprimer sans les rembarrer… Pour ce qui est du réexamen des films à l’aune de l’affaire Weinstein, j’ai été frappée, à la parution du texte de Laure Murat sur Blow-up, par la salve de tirs purement épidermiques sur le mode “Pas touche à mon grand cinéaste”. Pour moi, on peut tout revoir et discuter de tout…
Mais j’ai le sentiment que “l’alerte idéologique” doit se combiner avec la sensibilité cinéphilique : ce sont ceux et celles qui sont très sensibles à la question de l’art qui sauront le mieux se prêter à ce genre d’analyse. Je donne un exemple.
Comment on filme le viol ? Pourquoi c’est dégueulasse dans Les Chiens de paille de Peckinpah, pourquoi c’est passionnant dans Outrage d’Ida Lupino ? Comment argumenter là-dessus ? Avec une boussole cinéphilique… Cette boussole est la plus équitable dans sa manière de penser le cinéma dans ses subtilités et ses paradoxes.
La sororité est-elle possible dans le cinéma français, comme elle se structure en ce moment aux Etats-Unis ?
Je n’aime pas ce concept de “sororité”, qui renvoie à la “souffrance” et à l’“assignation aux origines”… C’est justement parce que les sales cons nous voient comme des proies par essence qu’ils se permettent d’agir comme ils agissent, donc je ne veux pas seulement militer car “je suis une femme” et que “j’ai souffert”… Ne soyons pas les victimes prévisibles que nos ennemis rêvent de combattre, car alors ils gagneront la guerre…
La colère doit être le moteur, assortie d’une obsession politisée : l’égalité des droits. Mais la “solidarité offensive”, oui ! Dans la “tribune Deneuve” du Monde (texte signé par cent femmes, dont l’actrice – ndlr), ce qui était odieux, outre la confusion intellectuelle des propos, c’était aussi l’affirmation d’un égocentrisme féminin sur le mode : “Rien à foutre des autres femmes, pour moi tout va bien…” Oui, la solidarité, c’est possible, et ça va arriver.
“Les costumières sont considérées comme des femmes de chambre”
Le sexisme dans le cinéma ne s’exprime pas seulement de manière frontale, mais aussi dans le manque de considération associé à certains métiers dits “féminins”. La costumière Anaïs Romand a été trois fois césarisée pour L’Apollonide, souvenirs de la maison close (2012), Saint Laurent (2015) et La Danseuse (2017), et est nommée cette année avec Les Gardiennes.
“MeToo, je pourrais le dire, ça m’est arrivé dans la rue, quand j’étais jeune. Mais pas sur les plateaux. Personnellement, je n’ai jamais subi ou vu la moindre agression. Aucune actrice ne m’en a parlé et cela fait plus de trente ans que je travaille dans ce milieu. Par contre, il y a du sexisme dans le cinéma, c’est certain. C’est un milieu machiste. Pas plus qu’ailleurs, mais certainement pas moins.
Les costumières sont considérées comme des femmes de chambre, pas comme des personnes qui créent une image. Quant aux quelques hommes qui pratiquent le métier, ils sont souvent méprisés – ou alors, on les change de catégorie et on leur donne le statut de couturier. Au fond, le costume est considéré comme un métier de bonne femme ou de pédé, de folle du chiffon ou de folle de la mode. On nous renvoie à une image très XIXe de bonnes qui cousent dans des chambres éclairées à la bougie…
Je me souviens du discours de Cécile de France quand elle était remettante au César du costume, qui reflétait cela. Nous sommes victimes d’une vision sexiste et passéiste de ce métier. Cela m’a empêchée de mieux gagner ma vie. J’ai trois César, je suis nommée de nouveau cette année, mais je suis toujours payée au tarif minimum syndical après trente ans d’expérience. Si j’avais 25 ans, je gagnerais aujourd’hui exactement la même chose. Pourtant, j’ai l’impression d’avoir plus de compétences qu’à mes débuts.”
{"type":"Banniere-Basse"}