Au Théâtre de l’Odéon, la comédienne répète Un tramway, mis en scène par Krzysztof Warlikowski. Nous l’avons suivie pendant trois jours : une plongée exceptionnelle dans le processus de création.
Souvenez-vous : Marlon Brando/ Stanley en marcel, le biceps brillant, faisait craquer Vivien Leigh/Blanche dans Un tramway nommé Désir, film à l’atmosphère trouble d’Elia Kazan, sorti en 1951. Aujourd’hui, le metteur en scène polonais Krzysztof Warlikowski adapte la pièce de Tennessee Williams, avec Isabelle Huppert dans le rôle de Blanche.
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Metteur en scène incontournable du théâtre européen, Krzysztof Warlikowski est régulièrement invité en France, son “second public”, aime-t-il dire. On lui doit quelques spectacles forts : Kroum d’Hanoch en 2005, Angels in America de Tony Kushner en 2007 ; Iphigénie en Tauride de Gluck, à l’Opéra Bastille en 2006 a été hué par un public qui ne supportait pas la vision de vieilles femmes en chemise de nuit, les cheveux blancs défaits. L’été dernier, son spectacle (A)pollonia a déclenché des réactions électriques. Tandis que certains s’enthousiasmaient pour ce fulgurant cut-up télescopant Eschyle et Jonathan Littell, d’autres l’accusaient d’antisémitisme.
Ses thèmes de prédilection (la Pologne et les Juifs, la faute et le pardon, l’homosexualité) et le choix de ses auteurs (Sarah Kane, Bernard- Marie Koltès) sont aussi détonants que les décors imaginés par sa scénographe de toujours, Malgorzata Szczesniak, qui scinde l’espace avec des parois transparentes comme autant d’aires de jeu ou de surfaces écrans pour des images projetées en direct. Un miroir renvoyé à la société contemporaine que certains trouvent déformant…
A la première de sa mise en scène du Dibbouk, à Paris en 2003,Warlikowski fait la connaissance d’Isabelle Huppert, qui depuis a toujours vu ses pièces. “Nous avons beaucoup discuté et nous nous sommes revus à chacun de mes spectacles. Elle m’a dit qu’elle voulait aller plus loin que ces discussions et j’ai alors pensé à elle pour le rôle de Blanche dans Un tramway nommé Désir de Tennessee Williams, qui touche à des tabous toujours présents : l’homosexualité, la place de l’étranger, le désir féminin…”
Avec Isabelle Huppert et une équipe d’acteurs français, polonais et chiliens, Krzysztof Warlikowski répète depuis novembre cette version du Tramway adaptée et traduite par Wajdi Mouawad, artiste associé du dernier Festival d’Avignon. Une écriture recentrée sur le personnage de Blanche et une adaptation qui radicalise et modernise la narration en usant d’une langue directe. “Avec Wajdi Mouawad, nous avons écrit des monologues pour Blanche, filmés et projetés sur scène. Ils reviennent sur la vie d’une femme qui va finir en hôpital psychiatrique.” Autant de stations qui marquent l’errance d’un personnage brisé par “la méchanceté intentionnelle” du monde et à la recherche d’un refuge qui se dérobe. Les répétitions quotidiennes – de 14h30 à 23 heures – auxquelles nous avons pu assister trois jours durant, font l’effet d’un travail de titan. Sans relâche, chacun reprend et recommence le même fragment de jeu, une réplique, un essai d’accessoires… Elles demandent une endurance d’athlète pour les acteurs, le metteur en scène, les assistants, les équipes techniques.
En minishort et top jaune paille, juchée sur des talons, Isabelle Huppert est sur le plateau avec Warlikowski. Ils travaillent le monologue de la scène 10. Lecture à la table, commentaires et essais d’interprétation se succèdent dans une impressionnante concentration. Il est question d’une créature originelle coupée en deux par Zeus afin de combattre sa résistance aux dieux, chaque moitié cherchant depuis à retrouver sa part manquante. Les bras enlaçant leur propre cou, actrice et metteur en scène jouent chacun leur tour, cherchant le geste en accord avec la phrase finale où se condense la destinée de Blanche : “C’est ainsi qu’on meurt du manque de l’autre.” Phrase sur laquelle l’actrice achoppe plusieurs fois, comme s’il fallait en passer par le trou de mémoire pour appréhender Blanche : l’oublier pour l’apprendre.
Le plateau baigne dans d’incessants essais de lumières et une musique electro en boucle qui donne le ton et le tempo de la situation. Krzysztof Warlikowski est sur le plateau, jouant lui-même chaque rôle, à la recherche de l’adéquation entre les mots, les déplacements et les jeux de regard. Les répliques s’enchaînent à un rythme soutenu jusqu’au moment où il estime que “la situation est parfaite”. Plus qu’à chercher comment jouer la scène entre les personnages, il veut comprendre ce qui se joue dans chaque situation pour qu’en découlent les gestes et les mots qui lui donneront forme. L’acteur Andrzej Chyra participe à tous les spectacles de Warlikowski depuis 2001. Dans Un tramway, il joue Stanley. Il répète la scène où, de retour de la clinique où accouche Stella, il viole Blanche. Lecture, jeu, cris, roulade sur le lit, éclats de rire et discussions se succèdent. Isabelle allume une clope à chaque reprise de la scène 5, optant finalement pour le chewing-gum… Le temps des répétitions est un temps suspendu, ni celui du spectacle, ni celui du réel mais celui de la recherche et de l’expérimentation, du recommencement. Pendant qu’Andrzej et Krzysztof s’interrogent sur les motifs qui poussent Stanley à l’acte, Isabelle ne dit presque rien. “Cette capacité à écouter et ensuite à traduire” est un trait qui la distingue, souligne Krzysztof. Le troisième jour où nous assistons aux répétitions, Isabelle est malade et ne vient pas. Avec Yann Collette, Andrzej Chyra et Florence Thomassin, qui joue Stella, Warlikowski met en place la partie de poker des hommes, le retour des soeurs au milieu de la nuit et la bagarre qui suit. Un assistant dit les répliques de Blanche.
Clin d’oeil ou mise en abyme, la répétition ellemême travaille sur le manque, celui de son actrice et personnage principal. L’éprouver pour le dépasser. Jusqu’au jour de la première, Krzysztof Warlikowski aura accompagné ses acteurs dans les eaux sombres de l’intime, où Blanche DuBois/Isabelle Huppert, en dessous chic et noirs, boit l’amère potion d’un Paradis qui mène droit à l’Enfer.
Un tramway d’après Un tramway nommé Désir de Tennessee Williams, mise en scène Krzysztof Warlikowski.Avec Isabelle Huppert, Andrzej Chyra, Yann Collette, Renate Jett, Cristian Soto et Florence Thomassin. Du 4 février au 3 avril à l’Odéon – Théâtre de l’Europe, Paris VIe, tél. 01.44.85.40.40
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