Le journal britannique The Telegraph a publié deux photos du jeune Rom sauvagement battu le week-end dernier à Pierrefitte-sur-Seine, (Seine-Saint-Denis). Les médias français ont, eux, relayé l’information en floutant la photo. Pourquoi cette différence de traitement ? Voyeurisme ou nécessité de l’information? Analyse.
[Mise à jour le 20 juin : Le Telegraph a du retirer les deux photos de Darius à la demande de la famille]
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Le 13 juin, un Rom de 16 ans est retrouvé inconscient dans un chariot de supermarché sur la nationale 1 près de la cité des Poètes à Pierrefitte-sur-Seine, en Seine-Saint-Denis. Il aurait été sauvagement tabassé par un groupe d’habitants du quartier en représailles d’un vol commis chez l’un d’eux. Il est transporté à l’hôpital- où il se trouve toujours dans un état critique. Le 18 juin, le quotidien britannique The Telegraph publie sur son site deux photos de l’adolescent, insoutenables, prises par un voisin au moment de sa découverte.
Le lendemain, on apprend que le service photo du Parisien a reçu les clichés en même temps que le Telegraph mais a décidé de ne pas les publier. Les médias français relayant l’information prennent tous le parti de flouter les images. Cette différence de traitement est-elle symptomatique de la frontière qui sépare presse anglo-saxonne et presse française ? La publication de ces clichés relève-t-elle du voyeurisme ou d’un souci d’information ?
Florence Villeminot, journaliste chargée d’une revue de presse sur France 24, nous raconte que sa rédaction a décidé de ne pas montrer les photos, jugées trop violentes pour la chaîne. Elle dresse un premier parallèle avec les photos de la capture de Ben Laden qu’Obama a toujours refusé de dévoiler alors que plusieurs médias américains les réclamaient afin de pouvoir attester de la mort du leader d’Al-Qaïda. « La publication de ces photos m’aurait plus surpris dans un journal français ou américain », estime-t-elle.
Pourtant, certains sujets sont selon elle moins facilement exposés dans la presse britannique, comme la nudité : « Récemment, les Femen ont fait la couv’ de Courrier International, seins nus. On l’a montrée sur la chaîne francophone mais ça a été flouté sur la chaîne anglophone« . Reste qu’il y a une « tendance à plus montrer les choses et à laisser les gens juger dans la presse anglo-saxonne« .
« La photo qui va choquer la France »
Pour André Gunthert, chercheur en cultures visuelles à l’EHESS et auteur du site L’Atelier des Icônes, la publication de ces images par le Telegraph ne témoigne pas tant d’une spécificité de la presse anglo-saxonne que d' »un effet d’éloignement ». « C’est tout le problème de la proximité avec un événement. On va avoir davantage tendance à traiter visuellement un fait divers horrible s »il s’est produit loin de nous. »
Un phénomène journalistique annoncé dès le titre de l’article du Telegraph : « Garçon rom attaqué à Paris: la photo qui va choquer la France ». Le quotidien assume le fait que la photo choquera plus en France qu’au Royaume-Uni, du fait de la proximité avec l’événement. « Il y a un ‘graphic content’, qui est un avertissement. Eux-mêmes estiment donc que c’est anormal de publier cette photo. Ils le font parce que ça concerne la France. Ils ne l’auraient surement pas fait si ça s’était passé en Angleterre », assure André Gunthert, qui ajoute :
« Par exemple, on ne trouvera pas dans nos médias d’images représentant la mort de nos soldats, par contre on publiera ce type de photos si elles impliquent des soldats étrangers. »
Concernant le fait que les médias français ont choisi de flouter la photo dans les articles traitant de la publication du Telegraph, André Gunthert croit moins à une frilosité française qu’à une « auto-censure assez salutaire » :
« Il y a une forme de pornographie de l’horreur dans ce type d’images, qui fait qu’elles sont rarement publiées dans les journaux grand public. Il y a une barrière de protection de la sensibilité qui s’abaisse. Ces images nous sont épargnées par des décisions éditoriales. »
Il y a aussi et surtout des lois qui encadrent très strictement la publication de photos de mineurs et la publication de victimes de crimes en France. D’une part, l’article 39 bis qui punit de 15 000 euros d’amende « le fait de diffuser, de quelque manière que ce soit, des informations relatives à l’identité ou permettant l’identification d’un mineur victime d’une infraction ». D’autre part, l’article 35 quater qui prévoit que « la diffusion, par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support, de la reproduction des circonstances d’un crime ou d’un délit, lorsque cette reproduction porte gravement atteinte à la dignité d’une victime et qu’elle est réalisée sans l’accord de cette dernière, est punie de 15 000 euros d’amende ».
Les médias qui décident de ne pas publier ce type de photos doivent donc trouver d’autres moyens pour illustrer leur article. « C’est un réflexe très répandu, analyse André Gunthert, quand il s’agit d’un faits divers, on va donner une image de l’environnement, du quartier, d’une façade pour donner une impression de proximité. Sauf que ce sont des images sans caractère informatif, purement décoratives. »
Un autre problème de taille se pose concernant les photos publiées dans le Telegraph. A la fin de son article, Rory Mulholland, correspondant du journal à Paris, précise que les « photos n’ont pas été authentifiées par la famille« . Si on résume, le quotidien a donc publié deux photos extrêmement violentes sans avoir eu confirmation qu’il s’agissait bien du Rom passé à tabac. On se souvient au passage de la photo truquée du cadavre de Ben Laden qui avait été relayée par certaines rédactions en 2011 sans que son authenticité ait été vérifiée au préalable. « On n’est pas dans l’image journalistique mais dans le cas, classique, d’un document de témoignage auto-produit », commente André Gunthert.
Le Telegraph n’a pas répondu à notre demande d’interview. Quant au journaliste Rory Mulholland, il souhaitait nous répondre mais s’en est vu empêché par sa rédaction.
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