La septième saison de cette brutale saga de flics partis en vrille sera la dernière. Avec The Shield disparaît l’un des représentants de l’âge d’or de la série US. Rencontre avec son créateur, précurseur du genre.
Le crâne rasé le plus fou de la télé s’en va après sept saisons et quatre-vingt-huit épisodes. Bye-bye la testostérone en prime time, adieu les enquêtes brutales de Vic Mackey, le bon flic et le mauvais flic fondus en un seul personnage. The Shield termine sa course entamée en 2002, et il s’agit d’un événement considérable dans l’univers télé. Diffusée sur FX, une chaîne du câble basique américain (l’équivalent de notre TNT, en version stéroïdée), la série personnifiait avec quelques autres le foisonnement créatif des années 2000. Et comme quelques autres, elle emporte un peu du secret d’une époque avec elle.
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Son créateur, Shawn Ryan, le sait très bien. Affalé sur un tabouret en cuir d’un bureau d’Encino, près de Los Angeles, là où il supervise encore aujourd’hui la production de The Unit (CBS), ce dur à cuire dresse le bilan en mode sentimental. « Ce qui me rend triste, ce n’est pas seulement de quitter des personnages que j’ai façonnés pendant des années. Non, ce qui me rend triste, c’est de me dire que je ne connaîtrai peut-être plus jamais une expérience aussi forte que The Shield, en termes de liberté créative et de retours favorables. Je suis déjà préparé à ce que ma vie devienne décevante ! C’était ma première série, mon premier amour. J’ai eu une chance folle.«
Le grand nounours ressemble comme deux gouttes d’eau à son héros, en plus massif. C’est dire si ces quelques phrases tremblantes constitueront sa seule incursion dans le domaine miné de la nostalgie. Après tout, Shawn Ryan n’a pas tant de raisons que cela d’aller mal. Son nom circule de plus en plus à Hollywood. Il a été embauché comme script doctor pour le prochain Terminator Renaissance (en salle le 3 juin), même si, quand on y fait allusion, l’animal se contente d’arborer un grand sourire sous sa casquette : « Motus ! J’en ai parlé une fois et ça m’a mis dans la merde !«
Surtout, l’arrêt de The Shield n’a pas été imposé par la chaîne à son créateur. Celui-ci a eu son mot à dire sur le moment propice. C’est assez rare dans une industrie qui navigue à courte vue et laisse parfois les scénaristes apprendre dans Variety que leur série plie les gaules le lendemain. « FX a été respectueuse. J’ai eu du temps pour réfléchir à la manière de terminer The Shield alors que, pour des raisons économiques, la série est la seule forme d’art que souvent, on ne termine pas, contrairement à un livre, un poème ou une peinture. Je pense à Rome, Arrested Development, Deadwood, qui ont été stoppées au milieu du gué… Quand on a construit une narration pendant autant d’années, comment ne pas avoir envie de la boucler soi-même ?«
Histoire de se mettre dans le bain avant d’élaborer la septième et dernière saison, Ryan a passé quelques-uns de ses rares jours de vacances à revoir sa série – « en entier » – et à regarder comment les autres créateurs avaient abordé l’exercice. Pour quelle conclusion ? « Avec mes collaborateurs, nous nous sommes dit que cette série possédait des gènes très spécifiques dont il fallait tenir compte absolument. Je ne voulais pas transformer la substance du show sous prétexte qu’on arrivait au bout du chemin. Pas question de monter la sauce artificiellement pour créer un buzz qui aurait dénaturé The Shield. J’avais envie de rester dans le cadre de ce que nous avions construit narrativement pendant toutes ces années. Cela ne veut pas dire que tout ce que nous avons abordé pendant six saisons trouve un écho dans la dernière, car la vie n’est pas comme ça. Mais il fallait aller jusqu’au bout des histoires les plus importantes. Jusqu’au dernier chapitre.«
Ce programme de loyauté a bien sûr été respecté. Obstinément, la dernière saison de The Shield met le doigt sur les blessures ouvertes tout au long du règne corrompu de Vic Mackey, sur les destinées du « Strike Team », la petite équipe parallèle du commissariat fictionnel de Farmington, Los Angeles, en plein territoire des gangs. D’une noirceur absolue, cette ultime salve d’épisodes ne déroge pas à la tradition de la série, un filmage secoué et des situations jamais loin du glauque. Viols, assassinats et terreur domestique remplissent le programme quotidien, comme toujours.
Sauf que quelque chose plane dans l’air, la certitude que bientôt, tous les gestes et toutes les décisions seront définitifs. Justice, corruption, amour, danger s’entremêlent. Vic, Shane, Claudette, Dutch, les personnages, tous parvenus à leur point de stridence absolu, se débattent, au bout de longues joutes verbales, avec les affres d’une réalité qui leur glisse sous les semelles. C’est devenu évident avec la saison 7 : The Shield est moins une série d’action qu’une réflexion sur les rapports entre la parole et l’action. L’une et l’autre s’affrontent et mesurent leur pouvoir dans un décor de catastrophe sociale, économique et politique dont on se doute déjà que l’ère Obama ne pourra les endiguer.
Parmi les treize épisodes, deux, au moins (les derniers), feront date. Shawn Ryan, qui a écrit le finale, y réussit l’exploit d’instruire le procès de son personnage majeur, Vic Mackey, tout en le gardant debout. Quelque chose ayant trait à l’essence même de la série contemporaine se joue là ; un jeu d’équilibre subtil entre l’empathie obligatoire pour tout héros, même un salopard, et l’obligation de maintenir une hauteur de vue par rapport au monstre qui a grandi devant nous.
Vic est aussi pathétique que sublime, tel un pistolero de western tardif. « T’as jamais pensé à te la couper ? A te libérer une fois pour toutes ? » lui demande insolemment une ex (une pute) dans un épisode charnière. Il faut voir la splendide fin de The Shield, pour obtenir une réponse détournée à la question. « Je me suis inspiré des fins que j’aimais, comme celle de Six Feet under, Angel ou The West Wing. Mais j’ai aussi beaucoup appris des fins que je trouve ratées, comme celle de Seinfeld, trop boursouflée, ou des Soprano – je considère l’avant-dernier épisode comme largement supérieur au dernier. Concernant The Shield, je suis fier du résultat. Chacun est libre de juger, j’assume tout.«
La fin d’une série aussi importante, même si elle a été par moments brinquebalante, trop minimale dans ses possibilités d’évolution, va laisser un vide bien au-delà du genre policier auquel elle appartient. Avec The Shield disparaît l’un des derniers représentants de l’âge d’or de la série contemporaine. Un âge d’or dont Shawn Ryan fut l’un des premiers à comprendre qu’il appelait des audaces thématiques, narratives, formelles, mais aussi une nouvelle manière de fabriquer et de penser les séries. « Structurellement, le niveau est monté en flèche, on ne perdra jamais cet acquis. Tout le monde attend beaucoup plus des séries aujourd’hui qu’il y a dix ans. Du coup, on voit encore de très bonnes nouveautés comme Mad Men. Mais quand on perd en quelques années Les Soprano, Deadwood, Six Feet under, Rome, The West Wing, The Shield, The Wire, la télé en souffre forcément. Cette explosion créative est terminée. Il se peut que l’âge d’or se mette sur pause, en attendant une autre génération.«
Membre du comité de la WGA (Writers Guild of America, le syndicat des scénaristes) et négociateur lors de la grande grève qui a paralysé Hollywood pendant cent jours l’an dernier, Shawn Ryan a vu de près l’industrie se faire peur et amorcer une transformation profonde. Il sait les séries à un tournant et peut apporter un commentaire à froid, un an après : « La grève des scénaristes était une période étrange. D’abord, elle a montré qu’Hollywood a peur de l’avenir. Les gens du cinéma et de la télé ont vu ce qui est arrivé à l’industrie musicale, avec le piratage. Ils savent qu’ils pourront continuer à gagner de l’argent en faisant des films et des séries, mais ils ne savent pas encore comment. Donc il y a eu beaucoup de négociations défensives, en fonction de scénarios pessimistes…«
Shawn Ryan a tenu bon, mais il n’a pas été épargné pour autant. Le premier jour de la grève a coïncidé avec le début du tournage du dernier épisode de The Shield, mais aussi d’un pilote qu’il avait écrit pour la Fox, The Oaks. Habitué à tout contrôler, de l’écriture au montage des épisodes, Ryan n’a pas pu se rendre sur le plateau. Le pilote n’a pas été retenu… « La grève a aussi beaucoup dit sur les ego dans cette ville. Il y a eu des tonnes d’arrogance de la part des chefs de studios, qui ont négocié dans le style soviétique, sans rien vouloir céder. Le conflit a été dur, les conséquences s’en font toujours ressentir, d’autant que la crise n’arrange rien. »
On hasarde alors une théorie. Une mitraillette de questions, en fait. Et si cette grève, la première depuis 1987, avait mis en lumière la fragilité actuelle des séries, parvenues au bout d’un cycle ? Faut-il craindre pour la viabilité du genre, au moment où la notion de grille et de rendez-vous, pilier de la consommation de fiction, connaît une mutation radicale ? Vic Mackey sera-t-il le dernier salaud dans son genre à avoir attiré autant de spectateurs ? Ryan s’interroge lui aussi. « J’ignore si je vais devenir un dinosaure… Sûr que la façon de fabriquer et d’écrire des séries va changer, même si raconter une histoire restera d’actualité. J’espère que le contenu va influencer la façon dont le public consomme des images, et non pas le contraire. » Il s’agit peutêtre d’un voeu pieux : depuis deux ou trois ans, les séries alliant succès commercial et intérêt esthétique indiscutable se font plus rares. Sans dire que le niveau baisse, le talent doit être traqué là où on ne l’attendait pas, dans les moindres recoins du câble, parfois loin des historiques machines à chefs-d’oeuvre comme HBO…
Une mise en perspective nouvelle du paysage des séries US s’impose. Ryan dessine la carte. « Je ne suis sûr de rien, mais mon intuition est que la palette va encore s’élargir. Depuis quelques années, AMC, TNT, A&E et d’autres chaînes du câble américain se sont mises à produire des séries en prenant l’exemple du succès de FX avec The Shield. Cette multiplication des opportunités est géniale, mais elle contribue à disperser le public encore davantage… Quand The Shield est arrivée, en 2002, nous étions seuls. Il n’y a peut-être plus la place pour tout le monde aujourd’hui. La bulle va exploser, d’une façon ou d’une autre. A mon avis, il y aura des séries très chères que l’on continuera à voir sur les grandes chaînes, et d’autres, plus artisanales, que l’on ne verra que sur le net. Je tenterais de vivre entre les deux.«
La prédiction s’arrête là. Un appel de David Mamet, dramaturge et cocréateur de The Unit, coupe Mister Ryan en plein soliloque. Il doit fissa retourner au turbin, continuer à écrire car, pour l’instant, la télé n’attend pas. Il lance un dernier mot à méditer sur la freeway bondée : « Je suis sûr d’une chose : certaines séries demandent un effort pour être vues. Mais il n’y a qu’un certain temps et un certain espace libres dans la conscience américaine et mondiale pour ces séries. C’est une équation que nous devons résoudre.«
Par Olivier Joyard
Diffusion (saison 7) Sur Canal+, le jeudi à 22 h 35 (rediffusion du 1er épisode, le 20 à 2 h 25)
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