Enfin disponible après quasiment une décennie de développement, le nouveau jeu du créateur d’ »Ico » et de « Shadow of the Colossus » est un enchantement. Certains lui reprocheront ses bugs mais, devant la relation qu’il fait naître entre le joueur et une mystérieuse créature ailée, ils ne comptent pas.
C’est la saison des miracles. Dans la foulée de Final Fantasy XV, c’est au tour de The Last Guardian de voir la lumière après pas loin d’une décennie de développement et de multiples reports, sans parler des rumeurs récurrentes d’annulation totale du projet. Mais ce titre-là est encore plus spécial et cher à notre cœur en raison de l’identité même de son auteur, Fumito Ueda, qui se trouve être l’un des quelques authentiques génies – et des grands auteurs – de la sphère vidéoludique. Ses deux créations précédentes, Ico (2001) et Shadow of the Colossus (2005), sont de purs chefs-d’œuvre, des jeux à l’influence considérable, à la fois limpides et majestueux, follement théoriques et incroyablement sensuels. Des jeux déchirants, aussi. Dont The Last Guardian est le sublime héritier.
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Une petite précision : au même titre, d’ailleurs, que son camarade de résurrection Final Fantasy XV, The Last Guardian est bourré de bugs, de personnages qui traversent les murs ou flottent au-dessus du vide et de caméras en délire qui peuvent compliquer la tache du joueur. C’est regrettable et, en même temps, cela n’a aucune importance, à moins de considérer que la valeur d’une œuvre se mesurerait en mettant en balance ses qualités et ses défauts pour attribuer bons et mauvais points et accoucher ensuite d’une note sur 10 ou 20 – certains font ça, on ne les comprend décidément pas. Car la beauté efface tout le reste. Les bugs de The Last Guardian n’existent pas.
S’il semble techniquement moins abouti que les précédents jeux de Fumito Ueda, c’est sans doute aussi parce qu’il est le plus audacieux. La plupart de ses éléments sont pourtant connus. Un jeune garçon tente de fuir un immense château dans lequel il est enfermé en grimpant, sautant, résolvant des énigmes (comme dans Ico). Il est accompagné d’un autre être vivant qu’il a secouru (Ico aussi). A intervalles réguliers, il escalade le corps d’un immense animal fantasmagorique (comme dans Shadow of the Colossus). Et tout ça se déroule dans un univers étrange et riche en mystères (comme dans les deux jeux précédents). Alors, certes, The Last Guardian cède à la tentation de la voix off explicative (mais pas trop) et aux indications (de touches à presser, en particulier) qui s’affichent à l’écran, rompant un peu avec la logique d’épure chère à Ueda. Mais pas d’inquiétude : le gamer le plus endurci, déstabilisé, devra pourtant réapprendre à jouer.
Le secret de The Last Guardian, c’est Trico, le merveilleux animal géant cousin du griffon qui accompagne notre héros dans son évasion. On l’appelle, on le soigne, on lui donne à manger. Quand il va mal, on le caresse, on cherche à le réconforter. On se hisse en s’accrochant aux plumes qui recouvrent son dos pour atteindre sa tête et, ensuite, cette ouverture dans le mur qui est notre unique chance de quitter ces lieux inhabités et pourtant enchanteurs, quand le soleil brille sur les herbes folles et que les papillons prennent leur envol. Et puis on attend Trico, on cherche à lui permettre de nous suivre. Parfois, on craint de l’avoir perdu, qu’il soit mort, qu’on ne le revoit plus jamais. On se sent très mal, alors, et très seul, encore plus que quand, dans Shadow of the Colossus, on terrassait une créature superbe qui, au fond, ne nous avait rien fait et se contentait d’être, tout simplement.
Trico est, aussi, ou du moins en donne le sentiment, et, le temps que dure la partie (et peut-être même un peu plus), il est tout pour nous. C’est ce qui entraîne The Last Guardian dans des zones rarement fréquentées par le jeu vidéo. C’est ce qui fait que le griffon n’est ni un Nintendog, ni un Tamagotchi, ni encore la jument Epona de La Légende de Zelda (même s’il appartient de toute évidence à leur descendance) mais quelque chose de plus qui, paradoxalement, commence par un « moins », comme si le grand principe esthétique de Fumito Ueda, qui a toujours préféré la soustraction à l’addition, s’appliquait ici aussi.
Souvent, quand, par l’intermédiaire de notre personnage, on demande à Trico de marcher dans telle ou telle direction, de sauter ou de s’envoler – car, oui, Trico vole, et alors on plane –, la créature ne nous obéit pas. Certains « testeurs » ont jugé que c’était le signe de graves défauts d’intelligence artificielle. Les pauvres. Car c’est justement là que The Last Guardian devient grand : dans sa manière de doter son griffon d’une stupéfiante (illusion d’)autonomie. Trico n’est pas une machine, pas un objet fonctionnel déguisé en créature comme c’est souvent le cas dans le jeu vidéo. C’est, à nos yeux comme à ceux du jeune héros, un être vivant qui se roule dans une flaque d’eau et voit son attention brusquement attirée par la silhouette, au loin, d’un… deuxième griffon ? C’est un être qui vient à notre secours, qui nous rattrape quand on tombe dans le vide ou qui, simplement, se penche vers nous pour nous fixer de ses yeux qui semblent pleurer – ce que l’on ressent alors est stupéfiant.
L’une des grandes tendances – et l’un des grands enjeux – de la création vidéoludique actuelle est le travail sur et avec le hasard. Pour créer des lieux uniques avec leur faune et leur flore, par exemple, comme dans No Man’s Sky. Le hasard, c’est l’imprévisible qui, ici, gagne les comportements. Et c’est ce qui, plus encore que l’intelligence artificielle, rapproche le programme informatique (donc le jeu) du vivant. On ne sait jamais avec certitude ce que Trico va faire et cette incertitude ouvre un espace (mental) immense et fascinant. Le but même de l’aventure ne compte alors presque plus tandis que le jeu nous offre, entre autres choses, du temps. Parfois, on s’énerve de voir la créature ignorer nos injonctions mais, parfois, s’énerver, c’est bien. Le monde, la vie, l’art ne sont pas, n’ont pas à être prévisibles et fonctionnels, sans quoi ils seraient tristes, laids, décourageants. The Last Guardian est le contraire de tout ça.
The Last Guardian (genDESIGN / Sony), sur PS4, environ 60€
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