La chercheuse Stefana Broadbent a enquêté sur l’usage des nouvelles technologies au travail et démonte le mythe de la baisse de la productivité.
Avant le téléphone portable et Internet, communiquer de façon privée depuis son travail n’était guère admis et, en pratique, compliqué, surtout avec l’avènement des open spaces. L’arrivée des mobiles et du web a grandement changé les choses. A tel point que fleurissent les craintes d’éventuelles baisses de productivité, imputables aux coups de fil perso, à l’envoi de SMS ou au surf sur Internet.
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En 2009, une étude du cabinet Nucleus Research estimait que les entreprises américaines perdaient 1,5 % de productivité à cause du temps passé par leurs employés sur Facebook. En France, l’étude 2011 d’Olfeo (fournisseur de solutions de sécurisation web d’entreprise) sur l’utilisation d’Internet au bureau estime que 63 % du temps passé sur Internet au travail serait à caractère non professionnel, ce qui reviendrait à 29,5 jours par an.
Par de savants calculs, elle évalue à 14 % la chute de productivité causée par cet usage. De quoi affoler les chefs d’entreprise, dont certains restreignent l’accès au web, bloquent les réseaux sociaux ou interdisent l’usage du mobile dans leurs murs. La loi est ferme sur le respect du secret des communications privées par l’employeur, mais elle réclame aussi de la modération de la part du salarié.
Temps de travail et productivité, pas forcément synonymes
La chercheuse en sciences cognitives et professeur d’anthropologie numérique Stefana Broadbent a enquêté pendant quinze ans sur l’emploi des technologies de communication au travail. Dans un passionnant essai, L’Intimité au travail, elle revient sur leur mise en accusation. Avant l’irruption des technologies personnelles au bureau, on attendait d’un individu qu’il se concentre sur son travail, en dehors de toute distraction extérieure, explique-t-elle.
Temps de travail et productivité semblaient alors corrélés, ce qui n’est plus vrai aujourd’hui. Les rythmes de travail se sont modifiés, et « le cycle continu calqué sur le modèle fordien du travail est de moins en moins fréquent ». De nombreux autres facteurs affectent la productivité, et il faut tenir compte des cycles d’attention ou d’un besoin de concentration variable en fonction des tâches. De plus, la chute de la productivité des entreprises n’est pas avérée, comme l’explique Stefana Broadbent : aux Etats-Unis, par exemple, celle-ci a augmenté de 8,1 % en 2009.
Pour elle, dire que l’utilisation privée des nouvelles technologies au bureau nuit à la concentration et à la productivité est une excuse. La crainte serait d’abord de voir l’entreprise se désacraliser et perdre le contrôle sur ses employés.
« Toutes ces transgressions font voler en éclats l’illusion que l’environnement professionnel se suffit à lui-même. »
Un autre facteur a renforcé sa conviction que cette question était plus culturelle qu’économique : elle a constaté de nettes différences entre les employés dans leur accès à la communication privée. Selon elle, plus on est autonome dans son travail (comme les cadres, notamment), plus on est libre de gérer ses communications personnelles. Et il n’est ici plus question de productivité.
Stefana Broadbent souligne que, malgré la facilité à joindre les gens, « un individu contacte en moyenne les cinq mêmes personnes », et pas ses 520 amis Facebook. C’est pourquoi ces échanges sont, selon elle, plutôt positifs : ils rassurent, cassent l’isolement et redonnent du courage.
Par ailleurs, elle note que « les appareils digitaux comblent les moments de non-productivité », remplaçant, par exemple, la cigarette.
Il arrive même qu’ils remplacent la pause déjeuner – l’étude Olfeo montre que la tranche 12 h-15 h enregistre « les plus gros pics de surf non professionnel ». Mais doit-on alors considérer cet Internet du midi comme empiétant sur le temps de travail et l’inclure dans les statistiques ?
À l’inverse, grâce aux smartphones, un grand nombre de salariés est aujourd’hui joignable professionnellement pendant les soirées et les vacances : le véritable enjeu, pour les entreprises comme pour les salariés, est le brouillage des frontières entre vie professionnelle et vie privée.
Anne-Claire Norot
L’Intimité au travail de Stefana Broadbent (FYP), 192 pages, 19,50€.
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