Taillées pour les coups d’un soir, Tinder et les applis de rencontres géolocalisées ont modifié les codes de la séduction. Et attirent de plus en plus d’utilisatrices.
En soirée ou dans la rue, il n’est désormais pas rare d’apercevoir un(e) individu(e) balayer frénétiquement l’écran de son smartphone. De temps à autre, l’utilisateur suspend son geste, se mord la lèvre en plissant le front d’un air concentré, avant de reprendre son activité un poil robotique. Cet étrange phénomène porte un nom : Tinder. Avec son esthétique ludique empruntée aux jeux vidéo et son utilisation très simple, l’appli de rencontres lancée en 2012 déculpabilise, rassure et s’est garanti un succès à l’international.
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Le Monde a même calqué l’ergonomie de son appli La Matinale sur la sienne. Depuis, les applis de drague mariant géolocalisation, présentation pop et synchronisation des données avec celles de Facebook pullulent : Blendr, OkCupid, Lovoo… Dernièrement, c’est la française Happn qui a remporté les suffrages des 18-35 ans vivant en milieu urbain. L’appli pousse la géolocalisation à son paroxysme en proposant à ses utilisateurs de retrouver des personnes croisées dans la rue, au restau, ou encore dans sa cour d’immeuble.
Leur ancêtre à toutes : l’américaine Grindr
Mais, loin du conte de fées moderne à la sauce Meetic ou eDarling, les applis de dating géolocalisées semblent être surtout taillées pour les coups d’un soir, reprenant le modèle de leur ancêtre à toutes : l’américaine Grindr. Lancée en 2009, cette appli destinée aux hommes homosexuels ou bi a vu sa cote de popularité exploser en même temps que son aura sulfureuse. Grindr a tout bonnement banalisé à l’extrême la pratique du “hook up” – anglicisme pour désigner le coup d’un soir.
Une étude de l’Ifop parue en juin et réalisée sur un échantillon de 2 005 personnes représentatif de la population âgée de 18 à 69 ans résidant en France métropolitaine est catégorique : sites et appli favorisent les “one shots”. Le phénomène est même en progression : 38 % des inscrits admettent ne rechercher que “des aventures sans lendemain” contre 22 % en 2012. 47 % des personnes interrogées reconnaissent avoir déjà eu un rapport sexuel dès le premier rendez-vous “en sachant qu’ils n’allaient pas revoir cette personne” et 46 % “sans chercher par la suite à revoir cette personne” Tinder aurait-elle fait tomber les derniers obstacles qui nous séparaient d’un océan de coups d’un soir ?
“A 7 heures, on consommait”
A 29 ans, Christophe (tous les prénoms ont été modifiés), chargé de mission dans un ministère, est un “serial chopeur”. Après avoir longtemps vécu en couple, il installe Tinder sur son smartphone. Sa première rencontre, “une fille discrète”, donne le ton : “Elle semblait s’ennuyer. Au bout d’un moment, je lui demande si la rencontre se passe bien à ses yeux. Réponse laconique : ‘Je croyais qu’on était là pour tirer un coup, mais si t’as besoin de causer pendant des heures avant, chacun son délire…’ On a sauté dans un taxi !” Une autre nuit, vers 5 heures du matin, alors qu’il dévore Game of Thrones, une inconnue habitant dans le XIXe arrondissement de Paris le contacte : elle sort de soirée et ses placards sont vides. “Elle est venue chez moi, dans le XV. A 6 h 30, elle mangeait une pizza dans mon salon. A 7 heures, on consommait.”
Christophe s’est rapidement lassé de Tinder, prise d’assaut “par les déçus de Meetic et d’Adopte un mec” qui ont contribué à enrayer sa vocation d’appli pour plans baise, et a jeté son dévolu sur sa concurrente OkCupid : “Elle permet de renseigner ‘casual sex’ dans les critères de recherche et pourrait donc devenir l’appli ultime du plan cul !”, s’enthousiasme-t-il. Même attitude décomplexée chez Thomas, 30 ans, publicitaire. S’il avoue ne pas concevoir de rencontrer la femme de sa vie en likant une photo sur une appli, le Bordelais assume totalement son addiction à Tinder et Happn : “C’est comme une drogue. C’est le besoin de tout avoir tout de suite, sans bouger de chez soi.” Et le garçon ne fait pas dans la demi-mesure : il se targue d’avoir chopé une cinquantaine de femmes depuis le début de l’année.
Nouveaux comportements
Est-ce à dire que les hommes règneraient sur ces applis ? Rien n’est moins sûr : si, selon l’Ifop, le nombre d’hommes dépasse celui des femmes sur les sites de rencontres (63 % contre 37 % de femmes), ces dernières sont plus nombreuses à n’utiliser que les applis de drague, sans passer sur le web (16 % contre 10 %). Mais, au-delà de l’aspect quantitatif, ces outils technologiques induisent surtout de nouveaux comportements chez leurs utilisateurs, tous genres confondus.
Avec Tinder, Christophe a ainsi découvert un monde où “les nanas assumaient leurs désirs et se montraient plus directives que dans (ses) souvenirs”.
“J’ai eu pas mal de propositions indécentes, ce qui je pense était impossible par le passé sans le masque du virtuel. On ne te proposait jamais d’aller tirer un coup comme ça, pour vérifier si la taille de ta bite changeait la qualité d’un rapport ou si tel fantasme valait la peine”, raconte-t-il.
Supermarchés du cul
Aujourd’hui, Tinder et Happn se vantent d’avoir mis en place un dispositif de réciprocité (les deux personnes doivent se liker pour se contacter), et de compter ainsi 40 % de femmes parmi leurs inscrits. Sous leurs allures de supermarchés du cul, ces applis auraient-elles permis aux femmes d’assumer davantage leurs désirs de baises éphémères, dans une société où le coup d’un soir est toujours perçu comme l’apanage des hommes ?
Auteur des Réseaux du cœur : sexe, amour et séduction sur internet (F. Bourdin, 2012), le sociologue Pascal Lardellier estime qu’en “hyperrationalisant les relations”, ces outils aident les femmes à “s’affranchir des convenances, à quitter leur position d’attente et à être plus actives”. Pourtant, les clichés ont la peau dure : si, en juin 2014, Lui proposait “5 conseils pour pécho sur Tinder”, le site du magazine Glamour listait en février dernier “4 applis pour enfin rencontrer l’amour (et nous changer de Tinder)”.
Prendre du bon temps
Anita, 25 ans, n’a, elle, aucune gêne à raconter s’éclater sur Happn et Tinder. “C’est un bon moyen de jauger les BG qui sont autour de chez toi, et je peux te dire qu’il y a du niveau dans le XVe arrondissement ! Quand j’étais en période d’examens, ça me servait de pause pendant mes révisions : je déjeunais avec un mec le midi puis je passais chez lui après la bibliothèque”, raconte-t-elle, malicieuse.
C’est à la suite d’une rupture que Claire, 27 ans, chef de projet web, a décidé de se prendre du bon temps via Tinder. “Avec ce type d’appli, on peut zapper la phase relou qui consiste à bien s’habiller, trouver le bon bar. Quand on a juste envie de s’amuser, c’est l’idéal !”, explique-t-elle. Bilan : elle a couché avec dix mecs en quatre mois.
S’envoyer en l’air une fois par semaine
Evoluant dans un “milieu majoritairement féminin”, Marie, 27 ans, assume sa tindérisation :
“On sait qu’on est là pour la même chose : se choper. J’ai des copines qui n’osent pas télécharger ces applis parce qu’elles trouvent ça honteux. Ce serait donc honteux d’afficher qu’à 25-30 ans, célibataire, on a envie d’avoir une vie sentimentale et/ou sexuelle ? Je trouve ça dommage.”
Actuellement, la jeune graphiste s’envoie en l’air une fois par semaine avec “un ersatz de plan cul” qui habite dans son quartier, le XIXe arrondissement parisien, et qu’elle a rencontré non pas à l’épicerie du coin, mais sur Happn. “J’appréhende un peu le moment où je n’aurai plus trop envie de le croiser… je vais peut-être devoir déménager !”
“La finalité est rapide et consumériste”
D’autres n’envisagent plus de draguer IRL, comme Lise, 22 ans, assistante relations publiques dans le luxe, qui n’imagine pas aborder un mec dans une soirée : “Par contre, après l’avoir vu, j’active la localisation et je me dis que je vais le retrouver sur Happn ou Tinder.” Et d’ajouter, confuse : “Tinder fait tellement partie de mon quotidien que je ne sais même plus quand j’ai téléchargé l’appli.”
Plus besoin de sortir de chez soi pour se taper quelqu’un : avec ces applis, la quête du bon coup vient à vous. “On commande un Uber, à boire, on peut même choper des médicaments sur son smartphone. Pourquoi pas un plan d’un soir ?, s’exclame Hugo, journaliste de 27 ans au bronzage estival. Ne soyons pas hypocrites ! Ces applis ne sont pas conçues pour trouver l’amour.” Pour Pascal Lardellier “on assiste à une technicisation et une industrialisation des relations sexuelles. Avec Tinder, la finalité est rapide et consumériste : il faut que ça soit bien et que ça aille vite.”
Une hôtesse de l’air débarque en tenue de travail
Mais la bonne surprise n’est pas toujours au rendez-vous. Si Baptiste, 35 ans, communicant à Marseille, garde le souvenir très vivace d’une nuit avec une hôtesse de l’air qui avait eu la bonne idée de débarquer en tenue de travail, il se souvient encore mieux du sentiment de “publicité mensongère” lors d’un rendez-vous avec une fille beaucoup moins jolie que sur sa photo Tinder. Même anecdote chez Thomas, que l’accumulation de “photos trompeuses” a poussé à exiger “des images supplémentaires ainsi que le compte Facebook” de chaque fille qu’il contacte.
C’est oublier que la virtualité de ces applis encourage l’usage du storytelling : comme sur Instagram, Tinder et consorts sont autant d’invitations à la mise en scène de nos vies. “Une fois, j’étais au fond de mon canapé avec un McDo et Sex and the City mais je racontais au mec à qui je parlais que je sortais avec mes amis trop stylés, dans un endroit trop hype”, confie Lise. S’il lui arrive de switcher les profils Tinder comme il actualiserait son fil d’actu Twitter, Pierre, 30 ans, historien, appréhende la drague 2.0 comme un jeu :
“L’essentiel, assure-t-il, c’est la phrase d’accroche. Il faut se saisir de n’importe quel élément sur le profil de la personne pour enclencher une vanne, créer une culture commune.”
D’autres switchent les profils pendant leurs abdos matinaux ou troquent Candy Crush pour Tinder afin de “passer le temps”. Banalisé, mécanisé, le one shot serait-il devenu l’ultime divertissement de nos sociétés hyperconnectées ?
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