Pour Tati, tout a commencé à Barbès, en 1948. Très rapidement, l’entreprise a acquis une dimension internationale, puis connu son lot de drames sociaux et personnels. Mais que reste-t-il de l’identité de la célèbre enseigne, aujourd’hui en vente ?
Les résidences huppées et la tranquillité bourgeoise de la petite ville de Montmorency dans le Val-d’Oise en tremblent encore. Début 1999, à la tombée de la nuit, une dizaine d’hommes cagoulés pénètrent avec fracas dans la villa d’un homme que tout le monde connaît à l’époque : Fabien Ouaki, pdg des célèbres magasins Tati, l’enseigne championne de la sape bon marché. Les malfrats ont des pinces-monseigneur, des fusils à pompe et du chatterton. Surnommés par la presse les “saucissonneurs”, le gang s’est fait une spécialité de l’attaque des grandes fortunes dont ils piochent les noms dans le Who’s Who, le Bottin mondain, les revues de stars ou dans les allées de l’hippodrome de Longchamp. Parmi leurs victimes, on compte Paul-Loup Sulitzer, la femme de Charles Aznavour ou la mère de Vincent Bolloré. Ce soir-là, l’escouade ligote les enfants et la femme de Fabien Ouaki avant d’emmener ce dernier à l’étage. Toute la nuit, l’héritier Tati est tabassé pour obtenir de l’argent, un code de coffre-fort ou une planque à lingots. Mais Fabien n’a rien à son domicile. Surtout, même si l’empire Tati affiche alors une réussite clinquante, le patron sait que depuis quelque temps, les caisses sont vides. Manque de chance pour les lascars, on dirait bien qu’il est l’heure de la dernière braderie chez Tati.
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Des maisons closes aux maisons roses
Tout commence en 1948 à Paris, quartier Barbès. Débarqué au moment de la Libération de Paris avec les Forces françaises libres, Jules Ouaki est un sellier juif de 28 ans ayant grandi à Tunis. Encore aujourd’hui, les anecdotes ne manquent pas à son sujet. “J’ai entendu dire qu’au début, monsieur Ouaki s’asseyait sur un trottoir et, qu’en guise de présentoir, il retournait un parapluie ouvert dans lequel se trouvaient ses marchandises. Quand il a eu fait suffisamment d’argent, il a pu s’acheter son premier magasin. Il répétait tout le temps qu’un jour tout le boulevard lui appartiendrait”, explique Jacqueline Boularasse, qui a travaillé trente et un ans chez Tati, à la caisse, au dépôt ou dans les rayons.
De son côté, Pierre Lasne, directeur de la communication de l’enseigne de 1994 à 2002, raconte le lancement du premier Tati au 22, boulevard Barbès : “Aidé financièrement par une mystérieuse ‘dame’, Jules Ouaki a racheté un hôtel de passe à Barbès et l’a transformé en souk en revendant des stocks à bas prix. Le nom de l’enseigne au départ était Tita, le surnom de la mère de Jules. Mais ce nom était déjà pris par une commerçante du coin qui a menacé de faire un procès. Comme il avait déjà fait fabriquer les lettres géantes qui surplombent le magasin, il a tout simplement inventé le verlan, et c’est devenu Tati.”
A l’image de son slogan simple et efficace vantant “les plus bas prix”, Tati propose une formule nouvelle dans le commerce français et surtout parfaitement adaptée aux portefeuilles modestes de l’après-guerre : les vêtements vendus en vrac. “Dès son lancement, Tati a été une révolution. Jules Ouaki disait : ‘Je veux vendre des chaussures comme on vend des patates !’ C’est ce qui a fait le succès de Tati. Pas de gêne, pas de chichis”, explique Elisabeth Bouchard qui fut secrétaire pour la direction générale pendant plus de quinze ans.
A cheval entre braderie, friperie et bazar, ce tout nouveau modèle commercial rencontre un succès immédiat auprès de la clientèle des immigrés du XVIIIe arrondissement. “Petit à petit, Jules Ouaki a racheté tous les hôtels de passes alentour et c’est devenu les magasins Tati de Barbès-Rochechouart comme on les connaît aujourd’hui. Il a ainsi éradiqué la prostitution dans ce quartier”, raconte l’ancien directeur de communication Pierre Lasne. Miné par un cancer, Jules Ouaki décède en 1982, à l’âge de 62 ans. Pour couper court aux chamailleries familiales, Eléonore Ouaki, la veuve très respectée de Jules, décide en 1991 de nommer Fabien Ouaki, le plus jeune de ses cinq enfants, à la tête de l’empire vichy rose. A tout juste 33 ans, ce dernier accepte le poste. Un peu malgré lui.
Un bouddhiste en costard cravate
A la fin des années 1970, Fabien Ouaki est un enfant de son temps. Passionné de musique, le jeune rêveur passe de longues heures à marteler ses fûts de batterie, des groupes de hard-rock plein la tête. Avec ses amis hippies, il s’initie aussi au bouddhisme tibétain et aux spiritualités d’Asie, à mille lieues de la tradition juive de ses parents. Lorsqu’il se retrouve soudainement aux commandes de l’empire de son père, c’est donc logiquement qu’il embarque avec lui quelques amis de ses jeunes années de rockeur, comme pour combattre la grisaille de cette nouvelle vie en costume-cravate.
“Voilà comment je me suis retrouvé à Barbès par un moche matin d’hiver enneigé en janvier 1994. Moi, le goy, au milieu de tous ces Sépharades !”, s’amuse encore Pierre Lasne, pote musicien propulsé directeur de communication de l’enseigne.
Avec sa nouvelle équipe, Fabien Ouaki se lance aussitôt sur les traces de son père. Et sur le coup, le succès de cette reprise semble évident. En 1994, Tati réalise sa meilleure année avec un bénéfice net de 15,4 millions d’euros et une trésorerie culminant à 67 millions d’euros. Dans la foulée, Fabien Ouaki diversifie la marque, l’implante en province et crée des enseignes spécialisées comme Tati Mariage, Tati Or, Tati Optique ou Tati Vacances. Pris par la folie des grandeurs, il décide aussi de lancer son business à l’international et ouvre des magasins en Europe, en Afrique du Sud puis sur la prestigieuse Cinquième Avenue, à New York. “J’ai même le souvenir d’une photo affichée dans le bureau de Fabien montrant un homme sur un cheval au Tibet, avec un sac Tati accroché sur la selle”, se rappelle Marc Boularasse, ancien chef comptable du groupe.
Malheureusement, le Tati New York ne prend pas. Pire, il fait perdre un investissement de 90 millions à la marque, dont les finances commencent à être dans le rouge. Surtout, en 1999, l’épisode tragique de l’attaque de Montmorency éloigne définitivement Fabien Ouaki du monde du commerce. Pierre Lasne se souvient de cette période difficile pour son ami bouddhiste qui ne veut désormais plus entendre parler de Tati : “Suite à cette attaque à son domicile, Fabien a cru qu’un contrat avait été mis sur sa tête. Lui et sa famille ont quitté la France pendant plus d’un an. Quand il est revenu, il nous a dit : ‘Je vends !’ En attendant de trouver le repreneur, il s’est mis sous la protection de la police secrète israélienne, se déplaçait en voiture blindée et personne ne pouvait plus jamais entrer dans son bureau sans avoir été fouillé au préalable par un garde du corps…”
En 2003, le patron de Tati fait brutalement savoir que la société est en cessation de paiement : 1 200 employés comprennent alors qu’ils ne vont pas toucher leur salaire. En 2004, Vetura, une filiale du groupe Eram, rachète la société à l’agonie pour la somme ridicule de 10 millions d’euros, payable comptant. Fidèle au dicton de la maison, Tati aura vendu au plus bas prix.
Le sprint de la fast fashion
Avec la reprise par le groupe Eram, Tati doit se rendre à l’évidence : il va falloir des évolutions drastiques pour pouvoir relancer la boîte. La nouvelle direction décide donc de tenter un pari ambitieux : abandonner le modèle historique du déstockage pour adopter celui de la fast fashion des nouveaux concurrents, H & M et Zara, arrivés en France dans les années 1990. C’est Emmanuel Deroude, un quadra sorti de Sup de Co Lyon et passé par Kenzo et Giga Store, qui se charge de cette refonte complète. Très vite, il embauche des stylistes pour travailler à plein temps sur des collections maison renouvelées plus d’une dizaine de fois par an.
Désormais, 90 % de l’offre textile vendue chez Tati est dessinée dans les ateliers de la société. Fini les vieilles fripes et les stocks d’invendus. Le chiffre d’affaires de Tati remonte alors jusqu’à dépasser celui des meilleures années de l’enseigne, de nouveaux magasins ouvrent partout dans le monde et la marque reprend peu à peu des couleurs, au point même d’abandonner le fond de vichy rose de son ancien logo. Dans le milieu du business, on pourrait parler d’un sauvetage en règle.
Mais ce soudain changement de modèle économique ne va pas sans causer de remous. En 2009, un employé du magasin Tati de Lille est sauvé de justesse après avoir tenté de mettre fin à ses jours. Le lundi 9 janvier 2012, c’est une cadre de 53 ans de l’historique magasin Tati de Barbès qui se suicide à son domicile après avoir été poussée à bout lors d’un entretien de plus de trois heures avec sa direction. La souffrance au travail. Sans l’esprit de famille qui faisait son essence, Tati doit faire face au même problème que beaucoup de grosses boîtes. D’autant que peu à peu, les réductions de personnel rendent le travail plus difficile. “Les magasins ont été complètement transformés, on dirait des BHV. Dans l’un d’eux, il y avait vingt-huit vendeuses, aujourd’hui il n’y en a plus qu’une. Franchement, il ne reste de Tati que le nom”, regrette Jacqueline Boularasse qui, malgré sa retraite, ne peut s’empêcher d’aller voir les Tati des villes qu’elle visite. Malheureusement, la situation risque de ne pas s’arranger, le groupe Eram ayant mis en vente l’enseigne déficitaire fin février. Faute de repreneur, ce sont 1 720 salariés qui seraient licenciés.
“La rue, c’est Tati”
Pourtant, depuis quelque temps, aidée par la gentrification du quartier de la Goutte-d’Or et l’arrivée sur le trottoir d’en face de la très chic brasserie Barbès, l’enseigne semble vivre une nouvelle jeunesse, à presque 70 ans. Certes, les magasins ont parfois la froideur clinique des temples climatisés façon H & M. Certes, les caisses sont parfois engorgées d’interminables files d’attente, faute de personnel. Il n’empêche que la marque Tati reste associée, dans l’inconscient collectif, au charme des quartiers populaires et à leur chahut terriblement vivant.
Aujourd’hui comme hier, hipsters, bobos et petits-bourgeois n’aiment rien tant que brandir fièrement leur ouverture d’esprit en allant y traquer la bonne affaire. “Comme la pyramide s’est inversée dans la mode, on trouve maintenant chez Vuitton des chaussures à scratch. Le luxe est un peu en train de se transformer en un Decathlon géant. La rue n’a jamais été aussi influente. Et la rue, c’est Tati”, explique Mademoiselle Agnès, collaboratrice de Vogue et de Canal+, qui s’est amusée récemment à s’acoquiner avec l’enseigne rose le temps d’une collection, comme l’ont aussi fait les stylistes Chantal Thomass et Cristina Córdula.
Comme le rappelle Pierre Lasne : “Régine a fait sa liste de mariage chez Tati. Catherine Deneuve, Simone Veil, Victoria Abril ou la baronne de Rothschild chinaient dans les bacs à la recherche de la bonne affaire aux côtés des Maliennes, gitanes, provinciales, Parisiennes du XVIe. Ce que Benetton prétendait avec ‘United Colors’, Tati l’a fait dès 1948.” Mais cette France en bleu, blanc, rose fêtera-t-elle ses 70 ans ?
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