[Edouard Louis rédac chef] La coïncidence est improbable. L’écrivain malaisien et star des lettres internationales Tash Aw s’est installé en France dans le village qui a vu grandir Edouard Louis. Il nous raconte son arrivée difficile et sa vie dans ce coin de Picardie où “ils n’avaient jamais vu de personne asiatique” avant lui.
Malaisien d’origine chinoise installé à Londres, Tash Aw a publié trois romans, dont La Carte du monde invisible (2012), et collabore régulièrement avec le New York Times. Il est considéré, à l’échelle mondiale, comme l’un des écrivains les plus importants d’Asie du Sud-Est. C’est au début des années 2000 qu’il a commencé à partager son temps entre Londres et un village du Nord de la France, où il s’isolait pour écrire. Quand Edouard Louis fait paraître En finir avec Eddy Bellegueule en 2014, Tash Aw comprend que le village où il vit la moitié de l’année, Hallencourt, est celui décrit par le jeune Français dans son premier roman.
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Les deux auteurs se rencontrent lors d’un festival littéraire en Norvège en 2015. Tash Aw raconte à un Edouard Louis incrédule qu’il habite Hallencourt. Mais quand l’auteur malaisien donne des détails sur le village, ses rues, ses habitants, Edouard Louis ne peut qu’admettre la coïncidence. Depuis, les deux écrivains sont amis. Que signifie être asiatique dans la France rurale aujourd’hui ? Quelle est la place de “l’étranger au village”, pour reprendre l’expression de James Baldwin ? Immigration, intégration, identité : Tash Aw nous parle de son “identité divisée”.
Comment s’est passée ta rencontre avec la France rurale ? Comment les habitants d’Hallencourt t’ont-ils perçu ?
Tash Aw — Ils n’avaient jamais vu de personne asiatique avant moi, et m’appelaient “le Chinois” (en français dans le texte). (rires) Les gens n’avaient aucun repère pour me comprendre. J’étais une sorte d’extraterrestre. La distance entre nous était trop grande. Arriver dans la France rurale me posait de nouveau toutes les questions sur lesquelles j’écris. L’isolement d’un migrant déraciné, la peur du racisme. J’ai fait ce que mes parents m’ont appris depuis l’enfance : ne pas s’imposer, rester en arrière. Une partie de ma famille vit toujours dans la campagne malaisienne et travaille à l’usine.
On a grandi ensemble, on a pêché ensemble, mais vers l’âge de 13 ans, je me suis mis à lire, et ma façon de penser et de m’exprimer a différé de la leur. Je me sens coupable d’avoir reçu cette éducation, quant eux travaillent toujours à l’usine. C’est ce que j’ai ressenti à Hallencourt. Comme on m’a déjà pris pour “un Chinois”, j’avais peur d’être vu comme un privilégié qui s’achète des sacs Vuitton, ou comme un voleur. J’avais peur de devenir une caricature. C’était ma paranoïa.
Quelle impression t’a fait Hallencourt ?
Mes amis américains pensent que Paris, la Côte d’Azur ou la Dordogne sont la France. Moi, ma première impression de la France a été Hallencourt. Quand je vois la sophistication et l’élégance parisiennes, je ne peux m’empêcher de penser à cette autre France qui m’a semblé plus réelle en un sens. Je peux comprendre pourquoi certains Français sont mécontents. On peut faire un parallèle avec la Malaisie : si tu ne viens pas d’une grosse ville riche, tu as le sentiment de ne pas avoir de place dans la société. Pour des gens issus de l’immigration comme mes parents, l’éducation était un moyen de s’assurer cette place.
Ce qui me rend triste, c’est qu’en Malaisie le pouvoir est concentré dans les mains d’un très petit nombre de personnes, ce qui fait que tous les autres se sentent aliénés. Tu peux avoir un travail, gagner assez pour vivre, et pourtant tu ne peux pas être optimiste quant à l’avenir de tes enfants. Ils ne seront jamais politicien ou écrivain. L’illusion que tant que tu bossais dur, tu pouvais tout accomplir a longtemps existé. Maintenant, on sait que c’est faux. Si tu travailles dans une mine de charbon ou si tu récures les toilettes d’une gare, les probabilités que tes enfants fassent de même sont très fortes. Le futur Premier ministre, lui, sera lié à l’actuel Premier ministre, qui lui-même est le petit-fils de l’ex-Premier ministre, etc. La classe gouvernante se reproduit entre elle. A toi, on te dit : “Tu as un appartement, un travail, un scooter, que veux-tu de plus ?” Comme si la pauvreté que nous avions vécue était utilisée pour nous dominer : “Tu as trois repas par jour, de quoi te plains-tu maintenant ?”
Tu as toujours été intéressé par la politique ?
Je viens de l’immigration chinoise qui a été dépossédée de ses droits sociaux et politiques en Malaisie. Je ne peux pas être Premier ministre de mon pays. C’est un accord passé au moment de l’indépendance : les “autochtones” malaisiens devaient être les seuls à détenir des droits politiques tandis que les Indiens et les Chinois auraient des droits économiques. On s’y fait, on n’y pense même plus, jusqu’au moment où l’on quitte le pays et où l’on se rend compte que ce n’est pas normal. Je ne me suis jamais vu comme différent jusqu’à l’âge de 13 ou 14 ans, quand j’ai compris que je devais avoir de meilleures notes que mon meilleur ami pour entrer à l’université alors que nous avions la même nationalité. C’est de la discrimination pure.
Ça tient aussi à ce que les immigrés acceptent, à ce que les parents apprennent à leurs enfants à tolérer. On répète aux immigrés qu’ils doivent être reconnaissants d’être là où ils sont, comme s’ils pouvaient être jetés dehors à tout moment. On nous le répète si jeune que l’on s’y habitue, ça devient notre façon de penser : si je me plains trop, si je me bats pour avoir plus de droits, on me mettra en prison, on me retirera ma citoyenneté. Cette mentalité s’ancre si profondément dans la psyché qu’elle survit à trois, quatre générations ! C’est pourquoi on compte si peu d’écrivains issus de l’immigration car être écrivain, c’est poser ces questions qui dérangent. Or, il ne faudrait pas se questionner avant d’avoir la solidité matérielle nécessaire pour le faire, comme en France, qui est un pays bourgeois. La mentalité asiatique n’est pas fondamentalement inapte à se questionner. Le problème réside dans la peur, celle de perdre ce qu’on a gagné sur le plan matériel depuis trente ou quarante ans.
Que signifie “s’intégrer” ?
Les gens sont traumatisés par cette idée. Pour moi, elle implique de la diversité, le fait de trouver un socle commun sans être tous semblables. Tu t’intègres non pas en devenant quelqu’un d’autre ou en perdant ton identité culturelle, mais dans la différence. Le problème étant que l’on part du principe qu’il existe une norme comportementale, un être humain “standard” auquel le nouvel arrivant devrait se conformer, alors que cette norme est illusoire. La différence, c’est la norme. En Asie, on pense à cette notion autrement qu’en Europe, car les grandes vagues d’immigration récentes et les divisions politiques nous ont obligés à vivre dans la différence. On est malaisien et chinois en même temps, thaï et indien, etc.
Certains, par peur du changement, cherchent à fixer l’identité, à la rendre immuable, alors qu’elle me semble perpétuellement en mouvement…
Absolument ! Nous changeons constamment mais nous ne le voyons pas toujours. L’immigration est pratique pour décharger ses angoisses. Or, dans quelle mesure la personne qui vit richement dans le XVIe arrondissement à Paris s’intègre-t-elle avec celle qui vit à Hallencourt ? Pourtant, toutes deux se considèrent comme françaises et parlent d’intégration dès qu’il s’agit de personnes dites “de couleur”, alors même qu’elles deux n’ont aucun socle commun… Une personne noire apparaît, les deux personnes blanches si différentes se disent semblables ; la personne noire disparaît, toutes les différences reviennent ! C’est très intéressant…
As-tu trouvé ton identité ?
Je n’ai jamais su quelle était mon identité, je sais juste que je suis malaisien d’origine chinoise : c’est une identité divisée. Accepter que l’on n’est pas obligé d’avoir une seule identité m’a demandé des années. Il n’y a pas une seule façon d’être malaisien, comme il n’y a pas une seule façon d’être français. Parfois, mes amis français blancs disent : “Je déteste la France, j’aimerais bien déménager.” Tu imagines un Français d’origine étrangère dire la même chose ? Il ne ferait jamais ça en public ! On attend des immigrés qu’ils déclarent adorer la France, alors qu’ils devraient avoir le droit de dire ce qu’ils veulent.
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