La Manif pour tous a fait redescendre la droite dans la rue mais sa présence n’a rien d’exceptionnel. Dans son livre, l’historienne Danielle Tartakowsky combat les idées reçues en démontrant que les droites françaises ont contribué à l’émergence de la manifestation et en ont fait un usage précoce et durable.
La manifestation est-elle culturellement de gauche ?
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Danielle Tartakowsky – L’idée bien ancrée selon laquelle la manifestation de rue serait, en France, consubstantiellement ouvrière et de gauche est une idée fausse. Certaines composantes de la droite française ont joué un rôle de poids dans l’émergence et l’affirmation de cette modalité d’action, du triomphe de la République, dans les années 1880, au 6 février 1934. Elles s’en sont ensuite épisodiquement ressaisie, avec une fréquence qui est certes sans commune mesure avec celle des organisations ouvrières, mais, à plusieurs reprises, avec une ampleur et des résultats qui n’eurent, à tout le moins, rien à leur envier. Il suffit de penser au 13 mai 1958 à Alger, au 30 mai 1968 ou aux manifestations pour la défense de l’école libre en juin 1984, pour nous limiter aux exemples les plus saillants.
Comment expliquez-vous que cette idée fausse soit autant inscrite dans notre mémoire collective ?
La gauche – par quoi il a fallu entendre longtemps le mouvement ouvrier- s’est dotée précocement d’une geste et d’images ou la rue, figurée par la barricade ou par la marche en avant vers un avenir radieux, occupait une place majeure. La liberté guidant le peuple de Delacroix et la barricade des Misérables appartiennent à un imaginaire que ses composantes ont épisodiquement réactivé et retranscrit et le cortège manifestant s’est imposé pour la représentation par excellence de la lutte, quelle qu’en soit la forme effective, et plus globalement de l’histoire en marche. A la différence de ce qu’il advient à droite ou les manifestations et les organisateurs présentent un caractère discontinu, les gauches ont de surcroît longtemps commémoré leurs « grandes » manifestations en contribuant ainsi à transmettre leur histoire.
Quelles sont les principales différences entre une manifestation de droite et de gauche ?
Il existe bien une culture manifestante des organisations puisant à l’héritage du mouvement ouvrier, longtemps résumé par le diminutif familier de « manif » (apparu au début des années 50) qui renvoyait sans conteste à cette culture, à ses espaces, ses temps et ses rites ; jusqu’à ce que la droite, très récemment ne s’en empare. Parler d’une culture de droite est moins évident dès lors que les organisations de droite ayant recouru à la manifestation depuis plus d’un siècle présentent de profondes discontinuités et disparité. Disons simplement que, de 1919 au terme des années soixante, les manifestations politiques des droites se sont attachées à épouser soigneusement dans les rites des cortèges de souveraineté nationale, leurs espaces et leurs temps. A cet égard, la manifestation gaulliste du 30 mai 1968 constitue une manifestation de transition. Les manifestants « rejouent » le 26 août 1944 mais empruntent aussi bien, ostensiblement, aux manifestations constitutives du mouvement de mai. Les emprunts à la culture manifestante de gauche iront ensuite grandissant.
De 1935 au sursaut gaulliste de mai 1968, la droite semble déserter la rue. Comment expliquez-vous cette longue absence ?
Répondre à cette question supposerait de revenir sur les mutations d’ampleur qu’ont connues les droites après leur défaite de 1936 et , à plus fort titre, après la Libération. Constatons simplement que cette absence est relative. Elle l’est davantage encore si l’on sort des frontières de l’hexagone. En 1958, c’est à Alger que se déroulent les manifestations qui jouent un rôle décisif dans le retour du général de Gaulle.
Les réseaux catholiques ont joué un rôle non négligeable dans la mobilisation contre « le mariage pour tous ». La religion a-t-elle souvent joué un rôle de mobilisation des droites ?
Il n’est à gauche de mobilisation d’ampleur que lorsque les syndicats en sont l’élément moteur, sur des objectifs politiques y compris, en 1934 par exemple. A droite, ce rôle incombe aux catholiques qui ont été, par trois fois, les initiateurs des plus puissantes manifestations jamais organisées de ce côté de l’échiquier politique : en 1925 contre l’application des lois laïques aux provinces recouvrées, en 1984 contre la loi Savary et lors de la Manif pour tous. Mais à la différence des organisations syndicales et jusqu’à ce jour, ils n’ont jamais constitué le noyau d’une convergence des droites sur des objectifs plus larges que leurs exigences initiales
Lors de la « Manif pour tous », on a vu se produire un vaste rassemblement des droites (du GUD à l’UMP). Ce rassemblement peut-elle dépasser le cadre de la rue ?
Les contradictions internes au mouvement ont été à la mesure de ce rassemblement de fait qu’on ne saurait tenir pour une alliance. Si la Manif pour tous a favorisé l’émergence ou l’affirmation de passerelles entre certaines composantes de la droite parlementaire et de l’extrême droite, elle ne saurait être tenue pour la cause des éventuelles reconfigurations ultérieures qui, si elles adviennent répondront à des données plus complexes.
Quel rôle les droites radicales ont-elle joué dans les grandes manifestations de droite ?
Ces droites radicales furent l’élément moteur de la manifestation du 6 février 1934 ou des manifestations d’Alger en 1958 qui mirent en péril les institutions républicaines existantes. Leur présence spectaculaire dans la Manif pour tous n’est pas de même nature. Elles y ont occupé la place du passager clandestin. Ce qui n’oblitère en rien leur forte capacité de nuisance.
Propos receuillis par David Doucet
Danielle Tartakowsky, Les droites et la rue, Histoire d’une ambivalence, de 1880 à nos jours, La Découverte, 2014.
{"type":"Banniere-Basse"}