Des dessinatrices ukrainiennes, restées sur place, documentent leur quotidien en temps de guerre. Avec poésie, elles captent des instantanés de vie, goûtant autant qu’elles le peuvent aux petits plaisirs élémentaires, un rayon de soleil, un café, une courte balade.
“Je vis dans une petite maison sur la rive gauche de Kyiv. Avant la guerre, j’avais cinq chats à demeure et un petit Jack Russell. Aujourd’hui, treize chats et trois chiens vivent ici. Nombre de mes voisins qui habitaient en ville ou en proche banlieue ont tout quitté du jour au lendemain. Ils m’ont confié leurs animaux. Certains retourneront chez eux après la guerre. D’autres seront sans maîtres mais je leur trouverai un foyer une fois tout cela fini.
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Dans les premiers jours, certains de mes amis sont venus vivre ici – je crois que j’ai un don pour calmer un peu l’angoisse qui nous pétrifie –, huit adultes et trois enfants, mais depuis, nombre d’entre eux sont partis et nous restons ici à trois.”
Compagnons de l’adversité
Fashion Editor pour Esquire Ukraine et dessinatrice, Tania Kremen (43 ans, @tani.flint) venait de finir le tournage d’un film comme costumière et donnait les derniers coups de crayon aux planches d’une BD qui devait sortir dans les prochaines semaines. Une peinture humoristique sur le milieu de la mode qui avait déjà son titre : Pardonnez-moi, je suis styliste ! Chaque jour, sur Insta et Facebook, elle dessine désormais ses pupilles à quatre pattes, étrange galerie de compagnons de l’adversité.
”Dès les premiers jours, j’ai su que j’allais rester ici. Je voulais être utile, participer à la défense de notre ville. Je le faisais à ma manière, en écrivant, en assistant des journalistes étrangers sur place, mais au bout de deux semaines, je me suis dit : ‘attends, on ne sait pas combien de temps tout cela va durer. Cela peut s’installer comme ça longtemps. Alors ok c’est la guerre, mais nous sommes en vie. La meilleure chose que je puisse faire est de vivre cette vie, ici à Kyiv, aussi normalement possible.’
“Je me lève tôt, vais faire un tour et rentre dessiner. J’arrête de m’agiter. J’essaie de ne pas stresser.” Tania Kremen
C’est ce que je fais. Je me lève tôt, vais faire un tour avec les chiens, nourris l’armée de chats et rentre dessiner. J’arrête de m’agiter. J’essaie de ne pas stresser. Parfois, je vais en ville voir des amis. Quelques boutiques ont rouvert donc on s’en sort. On n’a juste pas le droit d’acheter d’alcool, mais j’ai de la chance, le père de mes amis fait son propre vin !”
Dans ce cauchemar, la vaillante Tatiana parvient même à garder son sens de l’humour. Si bien que lorsqu’une annonce est passée à l’attention des femmes désireuses de quitter le pays dans les premières semaines, elle a, dit-elle, rigolé toute seule en lisant l’alerte: ”Femmes de 12 à 40 ans, soyez vigilantes ! Des réseaux d’esclavagisme sexuel profitent du chaos”. “Je me suis dit, ok j’ai 43 ans, je ne suis plus dans la cible.”
“Dans tous les récits de guerre, les gens parlent de la chance qu’ils ont eue. J’espère que j’en aurai. Que nous en aurons tous”. Anna Sarvira
Anna Sarvira ( @anna.sarvira) vit également à Kyiv. Dessinatrice et curatrice, elle a illustré pour le Moma de New York son quotidien par temps de guerre avec “cette incapacité à se projeter dans un quelconque futur”. Dans des cartouches très colorés, autrefois gaies, dorénavant plus sombres, elle passe en revue les réactions qu’elle aurait pu avoir hier si on lui avait demandé comment elle accuserait le choc en temps de guerre.
Elle conclut par une cartouche noire : “Dans tous les récits de guerre, les gens parlent de la chance qu’ils ont eue. J’espère que j’en aurai. Que nous en aurons tous”. Agir par le truchement de leur art, ces jeunes femmes ont compris que c’était la meilleure chose à faire, une fois dépassée la frustration de ne pas se sentir assez active.
La poésie comme rempart contre l’horreur
Sasha Anisimova (@sasanisimova) a de son côté toujours vécu à Kharkiv. Elle aussi a naturellement choisi la poésie comme rempart contre l’horreur. Elle prend en photos les immeubles en ruine qui l’entourent et y redessine les silhouettes d’anonymes d’un trait de crayon blanc.
Un jour, elle redessine les habitants d’une barre d’immeuble abandonnée. Un autre, ceux réfugiés dans une rame de métro transformée en abri. Un autre fois encore, sa propre silhouette et celle de son labrador sur le mur d’un monument alors qu’elle rend visite à sa soeur, son mari et son neveu. “J’aime ma soeur aussi , écrit-elle, plus que tout au monde et je veux revenir chez elle pour boire du vin et regarder des émissions débiles.”
Le 18 mars dernier, jour de son anniversaire, elle a posté la photo de deux immeubles à la façade détruite par les tirs et s’est dessinée de son trait blanc rajouté à la palette graphique, assise à la terrasse du Gorcafe avec son chien. Et ces quelques lignes: “Bonjour, moi c’est Sasha et aujourd’hui j’ai eu 30 ans. Avant, je me serais dit que j’aimerais une voiture, une maison à moi, faire un voyage, m’acheter un truc à la mode mais maintenant, je veux marcher avec mon chien dans mon Kharkiv bien-aimé, boire du café et ne pas lire les nouvelles de guerre.” Pour récolter des fonds, Sasha a réussi à imprimer quelques t-shirts avec l’une de ses photos sérigraphiée qu’elle vend sur Insta (@klaptyk.ua). La vie d’avant et celle d’après évidemment n’ont plus rien à voir.
“Vous buvez un café, et brusquement vous entendez des explosions. On se dit c’est bon signe, notre armée se défend.” Tania Kremen
Impossible de lire par exemple, difficile de se concentrer, confie Tania, première de nos interlocutrices. Dessiner reste la meilleure option. “Le matin est généralement plus clément. Les attaques ont généralement lieu vers 16h et plus tard dans la journée, les soirées sont tendues. Alors j’ai pris l’habitude de regarder des comédies. On est interrompu de temps à autre par des explosions. Mais ici la vie continue. On n’est pas dans l’enfer comme à Marioupol.
J’ai même pu boire un café et manger un croissant dans un endroit tenu par un Français. Vous vous attablez avec quelques autres personnes, presque comme d’habitude, et buvez un café, et brusquement les sirènes retentissent, et vous entendez des explosions. On se dit c’est bon signe, notre armée se défend. C’est assez inouï. On est là, personne ne bouge ou ne réagit, on continue à boire notre café, et je réalise en me disant ‘whaou, comme dans un vieux film de guerre’.”
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