Malgré son prix Nobel, l’écrivaine et journaliste biélorusse Svetlana Alexievitch fait l’objet d’attaques incessantes dans son pays ou en Russie. Son tort : témoigner en faisant résonner la parole des peuples.
Quand la secrétaire de l’Académie Nobel l’a appelée, “je faisais du repassage”, nous raconte Svetlana Alexievitch. Et après ? “Je suis allée boire un café.” C’est tout dire du calme – voire des nerfs d’acier – de cette auteur biélorusse de 67 ans, taxée de “dissidente” dans son pays. Une écrivaine qui, depuis les années 1980, se sert des techniques du journalisme pour récolter les milliers de témoignages qui constituent ses livres, aussi puissants que profondément modernes dans leur forme.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
De La guerre n’a pas un visage de femme à La Fin de l’homme rouge ou le Temps du désenchantement, son œuvre tourne autour des plus grandes tragédies (la Seconde Guerre mondiale, la guerre d’Afghanistan, Tchernobyl, etc.), racontées par ceux qui les ont vécues, à l’envers des versions officielles, médiatiques ou étatiques.
Souvent, le prix Nobel a été attribué à des écrivains russes (Pasternak, Soljenitsyne…) pour les protéger. Même si la Russie n’est plus soviétique, est-ce aussi le cas pour vous ?
Svetlana Alexievitch – Sans aucun doute, car la Biélorussie est un régime autoritaire. Même si les réactions ont été bonnes, le président Loukachenko n’a pas hésité à dire que je donnais une image dégradante de notre pays, et j’ai déjà le fisc sur le dos. En Russie, les réactions ont été très agressives : ayant une mère ukrainienne, on m’a tout de suite traitée de russophobe.
Dans l’histoire de l’URSS, Bounine, Pasternak ou Soljenitsyne n’ont pas été félicités, ils ont été traités de traîtres. La logique de Poutine reste celle de l’Union soviétique : tous les autres sont des ennemis. Je dérange parce que mes livres ont fait tomber beaucoup de mythes soviétiques, alors que chez nous beaucoup croient encore que c’était une belle époque. Grâce au Nobel, je me sens plus libre de dire les choses telles qu’elles sont, et ce que j’en pense. Par exemple, en Ukraine, c’est Poutine qui a provoqué cette guerre civile, non les pays étrangers.
Aujourd’hui, plutôt que d’armer l’Ukraine, je pense avant tout qu’il faut l’aider économiquement pour qu’elle puisse se relever. Il ne faut pas continuer ces guerres interminables. J’étais récemment en Ukraine, j’ai parlé avec des gens et c’est ce qu’ils attendent. S’ils s’en sortent, ce sera un exemple pour d’autres démocraties. L’armée russe est de toute façon beaucoup plus puissante. On se demandait où était passé l’argent du gaz et du pétrole, on le voit maintenant : dans l’armement. Je ne comprends pas comment les services secrets étrangers n’ont pas remarqué cela.
Vous avez vécu trois ans en France. Pourquoi ?
Je suis partie en signe de contestation contre Loukachenko. Il y a eu un réel procès pour mon livre sur l’Afghanistan, Les Cercueils de zinc. Ils ont monté les gens que j’avais interrogés contre moi, prétendu que j’écrivais sur les morts comme si je décrivais des tueurs et non pas des héros. Aujourd’hui, la situation est la même qu’alors : on ramène des cadavres de jeunes hommes de Syrie ou d’Ukraine en secret, on envoie juste une compensation aux familles mais elles ne savent rien.
Vous avez écrit cinq livres sur “l’homme rouge”, l’homme soviétique. En quoi son esprit a-t-il permis la Russie actuelle ?
Poutine est un homme rouge. C’est un système de pensée particulier : considérer tout le monde comme des ennemis, ne faire des choses que pour l’Etat. Si dans les années 1990 on a pu croire que le communisme mourait, on a eu tort. L’homme russe a beau s’être entouré de beaucoup de biens de consommation, il rêve encore d’une grande Russie, d’où le soutien phénoménal à Poutine. Au final, l’homme rouge a gagné.
Comment écrivez-vous ?
En tant que journaliste, je suis toujours à la recherche de documentation, de matériel, que je traite de façon littéraire. Pendant sept à dix ans, je discute avec les gens – sans les interroger – sur la vie, la guerre, Tchernobyl, etc. Je n’aborde pas l’être humain dans le contexte de la guerre, mais dans un contexte intemporel, métaphysique.
Parfois, je pars d’une question purement journalistique : je demande à une femme ce qui est le plus effrayant dans une guerre. Dans un premier temps, elle peut répondre que c’est la mort, mais plus tard, en riant, elle dira que c’était de devoir porter des culottes d’homme, longues, que ce serait affreux de s’imaginer mourir ainsi.
Et là commence la littérature. J’essaie d’aller au fond de l’être humain. Chacun de mes livres est composé de cent à deux cents récits, avec un bloc principal de dix à vingt témoignages et le reste qui forme un chœur tout autour.
Sur quoi portera votre prochain livre ?
Sur l’amour. J’aime le genre épique, donc je me dois d’explorer ce qui nous touche tous. Je veux suivre l’être humain dans toutes ses étapes. Le suivant portera sur la vieillesse et la mort.
dernier ouvrage paru La Fin de l’homme rouge ou le Temps du désenchantement (Actes Sud, 2013), traduit du russe par Sophie Benech, Michèle Kahn
Œuvres : La guerre n’a pas un visage de femme – Derniers témoins – La Supplication (Actes Sud, 2015) (lire un extrait)
……
{"type":"Banniere-Basse"}