Dans une série documentaire, l’historien Patrick Boucheron revisite les grandes dates qui ont marqué la mémoire collective. Une façon d’“orienter différemment nos certitudes”.
Pourquoi, à l’instar de nombreux historiens, étiez-vous jusqu’ici si réticent à apparaître à la télévision ?
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Patrick Boucheron — C’est vrai que la télévision publique comme outil démocratique de partage des savoirs a été un peu désertée par les dernières générations d’intellectuels. Pourtant, je crois qu’il ne serait pas raisonnable de totalement l’abandonner. Jusqu’ici, je n’aimais pas la manière dont les historiens étaient utilisés ou montrés à la télévision. Soit parce qu’ils jouaient le rôle de consultant ou de conseiller, soit parce qu’on les filmait de manière indistincte, le documentariste montant ensuite plusieurs extraits des discours de chacun pour créer une longue phrase que personne n’avait dite. Dans un cas comme dans l’autre, l’historien n’est pas maître de la narration. D’où le risque qu’il n’y ait pas de point de vue – ce qui pour moi est une faute.
Qu’est-ce qui vous a convaincu d’accepter ce projet ?
Je n’étais pas demandeur, et jusque-là rien de ce qu’on avait pu me proposer n’avait réussi à me convaincre. Mais le producteur Serge Lalou (Les Films d’Ici) savait comment j’aimais tresser ensemble un récit et une intrigue théorique, et il m’a proposé quelque chose en adéquation avec mon travail. Au départ, j’aurais souhaité ne pas apparaître du tout à l’écran, mais j’ai fini par accepter, malgré mes préventions, parce que j’ai compris qu’il y a une nécessité, à la télévision, à ce que le discours soit incarné pour qu’il soit réellement adressé.
De la crucifixion de Jésus à Hiroshima, vous balayez un large spectre historique. Comment avez-vous réussi ce tour de force ?
Je me suis entouré à chaque fois des meilleurs spécialistes et j’ai eu à cœur, même si j’assume le rôle de narrateur, de déléguer la parole – ne serait-ce qu’en faisant confiance au discours visuel du film lui-même, grâce au travail de Denis van Waerebeke et des autres réalisateurs, Lucie Cariès et Pascal Goblot. Ce passage de relais est important pour faire comprendre qu’il n’y a pas d’historien omniscient. Si l’on parle de Pompéi, il faut aller voir un archéologue, si on évoque Angkor, cela réclame un historien qui connaît l’épigraphie, et si l’on parle de la peste noire, il faut un spécialiste de l’épidémiologie. Il n’en demeure pas moins que je suis quand même amené dans cette série, ce qui est radicalement nouveau pour moi, à prendre en charge un récit sur l’hégire ou sur la libération de Mandela, ce qui n’est absolument pas mon domaine de compétence.
Quels sont les partis pris que vous vous êtes autorisés ?
Ce sont des partis pris de narration, mais si après le débat public qui a eu lieu sur L’Histoire mondiale de la France les gens attendent un équivalent visuel de mon livre, ils vont être déçus. A chaque fois, le film s’empare d’une date et l’explique au sens propre, c’est-à-dire qu’il la déplie. La libération de Nelson Mandela, par exemple, c’est une journée, le 11 février 1991, mais c’est aussi un événement de longue durée qu’on ne peut comprendre que lorsqu’on a en tête l’histoire de l’Afrique du Sud, première terre africaine à être colonisée et dernière à être décolonisée.
Ne prenez-vous pas le risque d’une lecture anachronique en comparant des dates parfois très éloignées, comme lors de l’épisode sur Alexandre le Grand ou vous évoquez à la fois Hitler et Napoléon, qui ont eux aussi cherché à obtenir une légitimité politique en allant se recueillir sur la tombe d’un auguste prédécesseur ?
On ne peut comprendre l’histoire qu’en saisissant sa capacité à produire des fictions. Prenez le cas d’Alexandre le Grand. La puissance politique sur laquelle il s’appuie est une puissance fictionnelle. Il se croit l’héritier d’Achille de l’Iliade et il cherche donc à rééditer lui-même cette légende. Ce faisant, il crée par avance des modèles pour ceux qui vont se sentir préfigurés par cet exemple. Dans ce cas, il est illusoire de vouloir départager le mythe de l’histoire. L’historien Pierre Laborie, spécialiste des années noires en France, écrivait qu’“un événement est ce qui advient à ce qui est advenu”, et donc il nous parvient aujourd’hui au filtre de sa mémoire. Comment prétendre alors la séparer de l’histoire ?
Durant combien de temps avez-vous travaillé sur ce projet ?
Nous y travaillons depuis trois ans. Comme j’ai écrit chaque scénario, j’ai voulu participer aux tournages, car je me voyais mal parler d’Angkor ou d’Hiroshima sans jamais y avoir mis les pieds…
Dans cette histoire filmée, vous faites également entendre une pluralité de points de vue…
C’était notre ambition. Dans chacun des épisodes, nous avons voulu raconter l’histoire différemment. Par exemple, Hiroshima est un événement bien connu de la Seconde Guerre mondiale. Mais l’historien Michael Lucken m’a donné accès à une bibliographie que je ne connaissais pas et qui indique que la décision de lâcher la bombe atomique sur une ville japonaise est prise par les Américains sur des critères raciaux. C’est clairement exprimé dans certaines archives de l’administration américaine ; la bombe atomique est une arme inhumaine or les Japonais ne sont pas tout à fait des hommes. Dans cet épisode, on raconte aussi qu’Hiroshima et Nagasaki n’annonçaient pas forcément la fin de la guerre. Elle aurait pu se terminer autrement puisque les Soviétiques étaient prêts à envahir le Japon. Avec cette série, on a voulu orienter différemment nos certitudes, regarder les événements d’un autre point de vue mais aussi, au fond, “défataliser” le cours de l’histoire.
Lors de l’épisode sur le serment du Jeu de Paume, on observe jusqu’au dernier moment les hésitations de chacun des protagonistes. C’est une manière de montrer qu’il n’y a pas de déterminisme en histoire ?
On pourrait croire que tout le monde comprend au même moment que c’est une journée révolutionnaire. Mais les travaux de Timothy Tackett, qui intervient dans le film, montrent que ce n’est pas le cas : chacun réagit à son rythme, l’histoire ne fait pas date de la même manière pour tous.
Vous cherchez à désacraliser l’histoire ?
Je voulais rendre l’histoire à ses incertitudes. Alors évidemment, tout ça en vingt-six minutes, c’est difficile. Mais c’était un pari à tenter…
Propos recueillis par David Doucet
Quand l’histoire fait dates Série documentaire de Patrick Boucheron et Denis van Waerebeke (10 × 26 min). Du 17 mars au 14 avril, le samedi, 16 h 15, Arte
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