Conseiller d’un Président présenté comme mentalement instable, l’ultranationaliste Steve Bannon semble vouloir faire des Etats-Unis un laboratoire pour imposer ses idées rétrogrades voire, pour certaines, fascisantes.
A peine installé dans son fauteuil, Donald Trump livre une guerre à tous les contre-pouvoirs de la démocratie américaine : la presse, la justice et la rue. Il se montre mentalement instable, incapable de contrôler ses pulsions, et s’est déjà embrouillé avec une dizaine de chefs d’Etat.
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Le 45e Président prend ses décisions moitié à l’instinct, moitié en suivant le dernier avis qu’on lui a donné. Et cet ultime avis vient de plus en plus de Steve Bannon. L’agitateur d’extrême droite, plus proche conseiller de Trump, profite du chaos de ce début de mandat et de la mue fragile des institutions (Trump a un cabinet, un juge de la Cour suprême et 4000 fonctionnaires à nommer) pour s’emparer de pouvoirs jamais obtenus par un conseiller politique.
Son patron dirige le pays comme la Trump Organization : en famille. Et le couple Jared Kushner/Ivanka Trump, dont on promettait une influence apaisante sur le patron, ne se révèle pas aussi impliqué que prévu. Le soir de la signature du décret anti-musulmans, en pleine indignation mondiale, ils publient une photo d’eux sur Instagram, se préparant pour un gala de charité, hors du coup.
Steve Bannon est promu membre permanent du National Security Council
Bannon reste le type en qui Trump a le plus confiance : le Président lui doit d’avoir repris en main sa campagne, envoyé les plus belles torpilles contre Hillary Clinton, et au final, d’avoir gagné en novembre. Le hold-up réussi, Bannon resserre son emprise. Il est devenu une sorte de shadow president : tous les derniers décrets portent sa marque.
Le lendemain de la signature du décret anti-musulmans, Trump le promeut membre permanent du National Security Council (NSC). Le NSC est un conseil de guerre ultrarestreint, dont la mission est de conseiller le président des Etats-Unis avant de lancer une opération commando ou bombarder un pays.
Ce jour-là, Trump ne fait pas que promouvoir Bannon : il dégrade un général quatre étoiles et le chef de la CIA au rang d“observateurs occasionnels”. “Bannon est un ancien officier, il a une excellente connaissance du monde et du paysage géopolitique actuel”, a promis Sean Spicer, porte-parole hystérique de la Maison Blanche, chargé chaque jour de manipuler les faits les plus évidents.
“Bannon dirigeait Breitbart News, média d’extrême droite”
Avec le chaos provoqué par le décret et les manifestations dans les aéroports du monde entier, la nomination de Bannon au NSC n’a pas eu le retentissement qu’elle mérite. Mais c’est à partir de là que les dernières digues de langage ont sauté à propos de l’administration Trump. Les médias n’hésitent plus à parler de “coup d’Etat” (un mot aussi utilisé en anglais : le dictionnaire Merriam-Webster le définit comme un “violent renversement, ou modification, d’un gouvernement par un petit groupe”.)
“Au cas où vous l’auriez oublié, avant de rejoindre le premier cercle de Trump, Bannon dirigeait Breitbart News, média d’extrême droite, relais de théories conspirationnistes, plateforme du mouvement nationaliste blanc”, s’indigne sur son blog Robert Reich, ancien conseiller de Bill Clinton et professeur à Berkeley, représentant de cette “élite” haïe par Bannon.
“Trump est un ignare en roue libre. Bannon est maléfique et fou” Robert Reich, ancien conseiller de Bill Clinton
“C’est effrayant. Trump est un ignare en roue libre. Bannon est maléfique et fou. S’ils ne sont pas bridés par les chefs d’état-major, leurs décisions pourraient mettre le monde en péril.” Il est vrai que de son propre aveu, Steve Bannon admire les fossoyeurs d’empires, Lénine ou Attila, et ne fait pas mystère de ses fantasmes de destruction.
S’il déteste les élites, Bannon les connaît bien. Il est passé par Harvard dans les années 1980 pour entrer ensuite chez Goldman Sachs. La décennie suivante, il produit des documentaires politiques à Hollywood, avant de se rapprocher du site d’infos Breitbart et d’en prendre le contrôle.
De la vente à la propagande politique
Cinéma, techniques marketing, news : l’expertise de Bannon s’étend de la vente à la propagande politique. D’anciens collègues de la Harvard Business School retrouvés par le Boston Globe se souviennent surtout de son éloquence et veulent croire qu’il agit par cynisme, comme pour vendre un produit.
“Ils pensent qu’il applique aujourd’hui ce qu’il a appris il y a trente ans, résume le journal. En investissant dans la classe moyenne blanche négligée et furieuse, (Bannon) a exploité une opportunité. Il a vu un marché dans leur sentiment d’aliénation ; l’élection de Trump a prouvé que sa prédiction était on ne peut plus vraie.”
“Le système est fragile, analyse Stuart Ewen. Il n’était pas prévu que les Américains puissent adhérer en masse à des idées extrémistes.” Cet historien de 72 ans habite seul dans un appartement sombre de l’Upper West Side, avec ses livres et son chien. Stuart Ewen fut pionnier dans l’étude des public relations, les relations publiques, “un euphémisme pour ‘propagande’ en démocratie”, résume-t-il. Il est notamment connu pour ses études sur Edward Bernays, le fascinant neveu de Sigmund Freud.
Des techniques de persuasion transposées à la politique
Aussi méconnu que son oncle est célèbre, Bernays a amassé des fortunes aux Etats-Unis en conseillant hommes politiques et corporations (pétrole, tabac, lessive). Notamment en convaincant les entreprises de connecter leurs produits aux désirs inconscients du consommateur plutôt que de les renseigner sur leurs qualités factuelles.
Ces techniques de persuasion seront rapidement transposées à la politique, par les démocraties comme par le pouvoir nazi. Les talents de Bernays l’emmèneront à la CIA ; au sein de l’agence, il contribuera à manipuler l’opinion américaine pour la préparer à des interventions armées. Comme ce putsch au Guatemala pour aider la compagnie américaine United Fruit à reprendre la main sur le pays : le coup d’Etat consacrera l’expression populaire “république bananière”.
“Bannon s’adresse au côté primal de l’électorat. L’inconscient, les angoisses” Stuart Ewen
Peut-on voir en Steve Bannon un Bernays du XXIe siècle ? Ewen n’est pas catégorique. Mais “Bannon s’adresse au côté primal de l’électorat. L’inconscient, les angoisses. Bernays le conseillait certainement.” Ewen invoque un mélange “d’amour et de haine logé dans le cerveau reptilien de l’électeur” : le noyau restant, une fois pelées les fragiles couches qui composent un être civilisé.
Les meetings de Trump : “du fun et de la haine”
“A la fin, il reste une faim de plaisir et de destruction”, et c’est à ce noyau que Trump et Bannon s’adressent. “Trump, c’est ça : vous êtes allés dans ses meetings ? C’est du fun et de la haine.” Le Président possède ces qualités d’instinct, n’ayant probablement pas lu de grands travaux sur le comportement des masses (Ewen recommande à ce sujet Psychologie des foules (1895), du Français Gustave Le Bon, un livre de chevet de Mussolini). Et Trump a engrangé beaucoup d’expérience via la télévision, le catch…
“Ce qui est fascinant, c’est que Trump représente un retour à une démagogie ‘vieille école’. Le champ des recherches en relations publiques et marketing se déplaçait vers la neurologie, pour savoir quelle portion du cerveau répond à tel stimuli, avec cette idée que le cerveau fonctionne comme un ordinateur… L’élection de Trump a mis à mal ces théories.”
Comme dans certains projets de société fascistes, on retrouve dans le projet nationaliste américain actuel un amour de son semblable opposé à la détestation de gens extérieurs au groupe. “Le problème, c’est que les supporteurs ultras de Trump sont un groupe qui se réduit démographiquement ; ils sont largement dépassés en nombre par les catégories de la périphérie.”
“Durant l’inflation allemande, Hitler a trouvé les Juifs”
Le prix Nobel de littérature Elias Canetti avait lié l’inflation du mark allemand – des brouettes de billets pour acheter une miche de pain – et la colère d’un peuple qui se sentait dévalué, inutile, comme sa monnaie. “Personne n’oublie une humiliation pareille, explique Canetti dans Masse et Puissance (1960). On la porte toute sa vie, à moins qu’on la rejette sur quelqu’un d’autre. La tendance naturelle est de trouver un pire que soi, qu’on peut mépriser comme on se méprise soi-même… Durant l’inflation allemande, Hitler a trouvé les Juifs.”
Le parallèle aujourd’hui aux Etats-Unis semble clair, avec la réaction épidermique d’un groupe qui se sent dévalué et reporte sa haine sur tout ce qui n’est pas blanc, chrétien et hétérosexuel. “Ces gens se sentent inutiles, déconsidérés et appauvris. poursuit Ewen. Là, Trump arrive avec sa casquette de camionneur – il n’a jamais serré la main d’un ouvrier, il les a même entubés pendant des années dans le bâtiment – mais il produit un excellent show, et désigne clairement les ennemis.”
Ce matin, Ewen a montré à ses étudiants un montage vidéo : des scènes de lynchage en noir et blanc couplées avec des paroles de Trump lancées contre des protestataires lors de meetings : “Ha, dans le bon vieux temps, il serait sorti sur une civière !” entend-on rire Trump, pendant qu’on voit un Noir se faire taper par la foule dans un diner du Sud.
Un “racisme enraciné, qu’on a vu ressurgir avec la polémique sur le certificat de naissance d’Obama” Stuart Ewen
Dans les années 1960, Ewen fut activiste dans le Mississippi contre la ségrégation raciale. Il soutient que la révolution nationaliste en cours sonne comme un retour de “ce racisme enraciné, qu’on a vu ressurgir avec la polémique sur le certificat de naissance d’Obama (lancé par Trump – ndlr). Le Sud fonctionnait en déniant aux Noirs leurs droits de citoyens. Les Noirs n’étaient pas considérés comme normaux, sauf s’ils servaient le dîner ou nettoyaient le sol. Alors, de voir quelqu’un de la couleur d’Obama monter sur scène, avec une telle éloquence…” C’était trop déroutant.
“Le KKK était le bras armé du parti démocrate dans le Sud”
De même, si Breitbart est une plateforme moderne, son héritage est lié à cet ADN américain. “Quand Clinton s’indignait que jamais le Ku Klux Klan n’avait soutenu un candidat avant Donald Trump, c’est totalement faux ; le KKK était le bras armé du parti démocrate dans le Sud.”
Selon Ewen, Bannon “est l’héritier d’un mouvement qui remonte à l’eugénisme des années 1920, la stérilisation forcée de populations, la déportation d’immigrés, le ‘stock génétique nordique’ pollué par les invasions extérieures. L’histoire de ce pays est brutale… Bannon réintroduit cette narration. Violemment, à coups de marteau : c’est la seule manière possible, car le pays a beaucoup changé.”
Dans les rares interviews de Bannon revient souvent l’idée d’une chrétienté menacée. “A Breitbart, a dit Bannon en 2016, nous nous concentrons sur des thèmes comme l’immigration, Daech, les émeutes raciales, et ce que nous appelons la persécution des chrétiens.”
Bannon “crée un complot de chrétiens victimes”
Un dernier thème essentiel, selon Ewen, “où les faits importent peu. Les lecteurs cherchent davantage une solidarité, un lien. Leurs fondations sont attaquées. L’histoire est simple, les stéréotypes confortables comme une vieille paire de chaussures. Seule l’image importe. Le plan média de Bannon est puissant et séducteur, il crée un complot de chrétiens victimes. Le projet de déplacer l’ambassade des Etats-Unis de Tel Aviv à Jérusalem fait partie de cette dramaturgie ; reprendre la ville sainte, régler la question des infidèles.”
Dans une conférence sur la pauvreté donnée en 2014 au Vatican, Bannon livre une vision du monde conforme à celle qu’on peut lire sur Breitbart. Avec cette originalité : l’idée pour lui qu’il existe un capitalisme bon et juste, guidé par les principes de la foi chrétienne, opposé à un capitalisme païen qui dévore la classe moyenne et ne profite qu’à la ploutocratie.
L’ancien employé de Goldman Sachs dénonce la transformation des banques en fonds d’investissements et déplore que la classe moyenne ait renfloué les banques sans qu’une peine de prison ait été prononcée contre un dirigeant de Wall Street.
Quand Bannon défend l’ouvrier, c’est presque du Bernie Sanders dans le texte. “Les contribuables, les ouvriers ont réglé la note (de la crise de 2008). Le capitalisme a métastasé. Le prolétariat a payé sans recevoir. Tout revient dans la poche de capitalistes cul et chemise.”
La vision apocalyptique d’une guerre entre Occident et Islam
Bannon prophétise une révolution de la classe moyenne occidentale contre les élites des centres financiers mondiaux, “ces gens de New York qui se sentent plus proches de Londres ou de Berlin que des gens du Kansas ou du Colorado”. Ce capitalisme vautour est le terreau, avec le terrorisme islamique, d’une révolution mondiale de la classe moyenne et d’une prochaine guerre planétaire, à laquelle Bannon nous invite à nous préparer. Il peut désormais y prendre une part active, si proche des commandes de la première puissance militaire mondiale.
Dans sa vision apocalyptique d’une guerre entre Occident et Islam, Bannon a déjà obtenu des gages politiques. Mais pour le volet économique de son plan, c’est moins bien parti. Le cabinet Trump est le plus scandaleusement riche de l’histoire. Beaucoup viennent de Goldman Sachs et travaillent à supprimer le peu de contrôle des autorités de régulation sur les fonds d’investissements acquis durant l’ère Obama.
“Si les démocrates avaient été intelligents, ils auraient choisi Bernie Sanders” Stuart Ewen
“Les électeurs vont vite se détourner de Trump s’ils n’obtiennent pas de résultats rapides sur leur vie quotidienne”, prédit Ewen, et pourraient se tourner vers d’autres idéologies, à l’opposé du spectre politique. “Si les démocrates avaient été intelligents, ils auraient choisi Bernie Sanders. Il aurait réuni les Blancs et les minorités. Ça aurait été une révolution contre une autre… Mais Sanders a été détruit par la machine démocrate. Hillary Clinton a été une candidate très faible. Trump, au contraire, a été très bon. Il a adoré cette campagne. Il prenait du plaisir… Pour lui, tout ça c’était très fun.”
Le jour de la visite à Stuart Ewen coïncide avec la mort de la secrétaire personnelle de Joseph Goebbels, Brunhilde Pomsel. Sa routine consistait à maquiller les statistiques, gonfler les viols des soldats de l’Armée rouge et minimiser les morts allemands, pour coller à la réalité alternative du régime nazi.
A la BBC, qui l’a rencontrée l’an dernier, elle confiait n’avoir jamais regretté ses actions, “parce que sinon, chaque Allemand le devrait”. Ewen relit sa nécro dans le journal et murmure : “Beaucoup de gens qui ont voté Trump ne voudront pas être tenus pour responsable de ce qu’il fera.”
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