Puzzle game démoniaque déguisé en simulation de barbecue géant, « Stephen’s Sausage Roll » est à la fois le jeu le plus improbable de l’année et l’un des tout meilleurs – le quatrième sur PC d’après Metacritic. C’est aussi le premier titre (relativement) grand public de Stephen Lavelle, figure majeure du jeu vidéo expérimental.
Quand le soir tombe sur l’Ile de la Sagesse, les saucisses nous lancent parfois des regards de défi. On en jurerait, en tout cas, tant la mission a priori idiote qui nous est confiée dans le stupéfiant Stephen’s Sausage Roll se révèle démoniaque. Ces saucisses, donc, sur lesquelles on tombe sans cesse en parcourant les lieux, doivent être grillées à point, sur toute leur surface et des deux côtés, sans pour autant finir cramées – ce serait pire que tout. Par bonheur, on trouve justement des grills à certains endroits du sol et il nous suffira donc de pousser avec application les chipolatas – c’est ainsi qu’on a décidé de les voir – pour les faire rouler jusqu’à ces points barbecue bienvenus, et le tour sera joué.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Sauf que la surface de chaque niveau est limitée, que les saucisses (une ça va, trois déjà moins) en occupent une proportion non négligeable, que les zones de cuisson ne peuvent être traversée à pied et que l’ensemble est entouré d’eau, l’ensemble amenant à réduire sérieusement l’espace disponible pour nos déplacements. Du coup, très vite, une chose devient claire : ça va être l’enfer. Notre pauvre vieux cerveau n’est pas en mesure de gérer tout ça. Bonjour, couteau, je suis une poule.
Avec un peu de persévérance, heureusement, au bout de quelques minutes, heures ou jours selon les cas, l’illumination devrait venir soudain au moment où on s’y attend le moins. On saisira, plutôt que l’astuce ou même la logique, le langage que parle le jeu. Sa vision du monde, presque – de son monde surréaliste et néanmoins épuré, et plus si affinités (métaphoriques, psychanalytiques, etc.)
On connaît la chanson : c’est celle de tous les grands puzzle games, de ceux qui inventent une nouvelle façon de jouer et nous obligent à reconfigurer notre cerveau pour dialoguer avec eux. Ce fut celle de Tetris ou, tout récemment, de The Witness. C’est aujourd’hui celle de Stephen’s Sausage Roll dont, d’ailleurs; l’auteur de The Witness, Jonathan Blow, chante les louanges depuis sa sortie. Il n’est pas le seul : avec une note moyenne de 90 sur 100, cette sombre histoire de saucisses figure au quatrième rang des meilleurs jeux PC de l’année, devant Dark Souls III ou XCOM 2, selon le site Metacritic qui rassemble les notes de la presse internationale.
Méconnu du grand public, l’auteur de ce coup de maître n’en est pourtant pas à son premier jeu. Ces dernières années, le Britannique Stephen Lavelle (alias Increpare) en a même signé des centaines, parfois même plusieurs au cours de la même semaine, généralement conçus en solo et diffusés gratuitement sur son site. On y trouve des dispositifs abstraits et des cauchemars partagés, des essais autobiographiques et des mini-jeux conceptuels.
Des pièces picturales, des slogans frappants, des trucs qui ne ressemblent à rien d’autres et qui font entrer en collision l’expérimentation formelle, l’intime et le politique. The Serpent traite du viol, Striptease des violences faite aux femmes, Slave of God vous envoie en boîte de nuit, Fishing Game est un jeu de pêche rétro. Lavelle est le génie underground du jeu vidéo d’aujourd’hui. Qui, avec Stephen’s Sausage Roll, seulement son deuxième jeu « commercial » (après English Country Tune), a enfin l’occasion de se faire (un peu plus) connaître.
Mais attention, avec ses gros blocs et ses textures baveuses (qui relèvent vraisemblablement davantage du choix esthétique que de la contrainte technologique) ou sa manière de lâcher le joueur directement dans la réflexion (comme on dit dans l’action) sans le préparer le moins du monde comme même The Witness, Stephen’s Sausage Roll ne cherche pas particulièrement à se faire aimer.
Le geste est radical, provocateur, assez punk dans l’esprit. Mais le jeu lui-même, malgré ses saucisses, n’a vraiment rien d’une blague. C’est peut-être même le plus rigoureux (dans son design comme dans les efforts qu’il exige du joueur) de ces dernières années.
Et pourtant, Stephen’s Sausage Roll est merveilleux. Merveilleux parce qu’en ces temps où les jeux se révèlent souvent plus fonctionnels qu’audacieux, il est de ceux qui permettent de communier vraiment avec une pensée – par le jeu qui nous élève, nous transforme, nous nourrit. Merveilleux, aussi, parce qu’il s’apparente à une méditation interactive sur le temps : à chaque instant, il est en effet possible de revenir en arrière d’autant de coups qu’on le souhaite, recommencer, tenter autre chose – rien n’est jamais perdu, jamais irrémédiable, tout peut toujours être repris et réparé.
Lorsque le déclic mental se fait et qu’on réussit enfin à enchaîner les niveaux, le plaisir ne vient pas seulement de nos premiers succès (dont il faut profiter : après, les choses vont encore se compliquer) mais du fait même de jouer, d’être partie prenante de ces systèmes intelligents, fiables et habités. Stephen’s Sausage Roll est comme le bâtiment d’un grand architecte, l’exposition d’un artiste génial, la symphonie d’un musicien fabuleux – l’expérience est comparable. On aime d’amour ses saucisses diaboliques.
Stephen’s Sausage Roll (Increpare), sur Mac et PC, 27,99 €
{"type":"Banniere-Basse"}