Un jour de janvier 2016, Sandrine Goeyvaerts, caviste en Belgique, journaliste et blogueuse à la punchline de présentation imparable (“Du pif, du féminisme et du gras”), décidait de lancer sur Twitter le hashtag #womendowine. Femmes travaillant dans le vin, sortez du bois : tel était le mot d’ordre simple et funky. “Dans les minutes, les heures et […]
Elles sont vigneronnes, sommelières, cavistes ou négociantes. Des femmes qui se battent pour être reconnues – et qui gagnent. Sous leur impulsion, l’image du monde viticole, où le savoir serait le grand secret des mâles depuis des siècles, est en train de changer à vitesse grand(s) v(ins).
Un jour de janvier 2016, Sandrine Goeyvaerts, caviste en Belgique, journaliste et blogueuse à la punchline de présentation imparable (“Du pif, du féminisme et du gras”), décidait de lancer sur Twitter le hashtag #womendowine. Femmes travaillant dans le vin, sortez du bois : tel était le mot d’ordre simple et funky.
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“Dans les minutes, les heures et les jours qui ont suivi, j’ai reçu des centaines de réponses”, raconte l’intéressée. Une semi-surprise pour elle. Malgré quelques années dans le métier, des centaines de bouteilles goûtées et une crédibilité méritée, la Liégeoise avançait avec l’impression persistante de surnager dans un monde où le pouvoir restait ultramâle.
« J’étais presque la seule femme nominée ce soir-là »
La prise de conscience avait eu lieu quelques mois plus tôt, quand une joie potentielle avait viré en étrange moment de solitude. “J’ai gagné l’un des Trophées du vin de La Revue du Vin de France en 2014 (blog de l’année – ndlr) et j’étais presque la seule femme nominée ce soir-là. Je me suis retrouvée sur scène devant une assemblée où il n’y avait quasiment que des hommes, alors que je croisais au quotidien des femmes cavistes ou vigneronnes. Ça a provoqué un déclic chez moi. Comment veux-tu qu’une fille qui souhaite se diriger vers ces métiers se sente encouragée si elle n’a pas de modèles ?”
Le vin n’est plus une affaire de mecs depuis longtemps. Il ne l’a sans doute jamais été, mais qui le sait vraiment ? Les femmes représentent environ 40% des personnes employées dans le secteur : vigneronnes ou cheffes d’exploitations, sommelières, cavistes, attachées de presse, négociantes.
Si on ne prend en compte que la France et le vin naturel, Noëlla Morantin, Michèle Aubéry, Patricia Bonneton, France Gonzalvez, Laurence Escavi, Jacqueline André, Ketura Roux, Marine Leys, Eve Maurice, Stéphanie Roussel, Pascale Choime, Laura Seibel, Evelyne Clairet, Alice Bouvot, Camille Marquet, Stéphanie Roussel, Elodie Balme, Fanny Sabre, Catherine Dumora, Julie Balagny, Marine Leys, Géraldine Barioz, Catherine Breton, Stéphanie Olmeta, Florence Leriche et beaucoup d’autres fabriquent des vins ou participent à la vie des domaines.
“Il y en a aussi qui conduisent des tracteurs !”
Laura Vidal, Camille Fourmont, Solenne Jouan, Erika Biswell, Caroline Furstoss ou Caroline Loiseleux font partie des sommelières et passeuses de vin les plus intéressantes. Les écoles d’œnologie accueillent aujourd’hui près de 60% de femmes.
“Il y en a aussi qui conduisent des tracteurs !”, rappelle Sandrine Goeyvaerts. Avec d’autres, elle a décidé de transformer son hashtag en association : “Nous lançons le site Women Do Wine (la page Facebook de Women Do Wine) prochainement et nous allons organiser un week-end de formations, de débats et de prix.” D’autres groupements féminins existent déjà, comme Chais Elles (chais-elles.fr).
Des destins accomplis au prix de parcours inédits se révèlent quand on creuse un peu. Mélanie Tarlant a beau être employée dans le domaine familial à Oeuilly-en-Champagne et travailler avec son frère en bonne intelligence, elle doit encore, à 37 ans, montrer parfois les crocs.
“Je ne me sens pas mal lotie mais j’ai quand même la sensation d’avoir besoin de prouver davantage”
“Si je ne veux pas me cantonner aux papiers, au commerce et aux relations publiques, je dois jouer des coudes. Est-ce parce que je suis la deuxième ou parce que je ne suis pas un homme ? Je ne me sens pas mal lotie mais j’ai quand même la sensation d’avoir besoin de prouver davantage.”
“Rendre les femmes visibles, on en a besoin dans le vin”
Quand elle a décidé de s’impliquer dans les vignes, Mélanie a d’abord constaté une injustice. “La définition du domaine Tarlant, c’est ‘Vigneron de père en fils depuis 1887’. Quand t’es une fille, t’es pas incluse.” Après avoir fouillé les archives familiales et posé des questions, elle a découvert que ses ancêtres femmes avaient participé activement à la vie de l’exploitation et à l’identité des vins.
“Mon arrière-grand-mère a gardé le domaine pendant la guerre. J’ai appris que ma grand-mère avait demandé à arrêter de s’occuper des vaches et des poules pour se consacrer à la vigne – elle se revendiquait vigneronne. A l’école, dans la case ‘profession de la mère’, je mettais secrétaire ou assistante de direction parce que ce n’était pas clair, alors qu’elle allait aussi dans les vignes. »
« La confrontation avec ma famille sur ce sujet a permis de déblayer le passé. J’ai demandé à ce qu’on associe mon arrière-grand-mère, ma grand-mère et ma mère à l’histoire du domaine. Grâce à elles, j’ai la force de dire les choses et je me sens aussi légitime que mon frère. Rendre les femmes visibles, on en a besoin dans le vin. Bien sûr, c’est une démarche féministe.”
“L’imaginaire associé au vin était typiquement masculin”
Le mot “féministe” est lâché. Il arrive qu’il effraie encore un peu, “y compris chez les femmes”, indique Sandrine Goeyvaerts. Mais à peu près tout dans la culture et l’imaginaire du vin nécessite un dépoussiérage, tant les structures de domination sont organisées par et pour les hommes. Agente de vin naturel ultrapointue, auteure avec Justine Saint-Lô de la bande dessinée Pur jus (Marabout), Fleur Godart incarne à 30 ans une nouvelle génération qui redéfinit habilement les codes.
“Je me suis lancée parce qu’il y avait de belles histoires à raconter dans le vin, en résonance avec la mienne : une fille proche de la nature qui a grandi dans une ferme. Pourtant, l’imaginaire associé au vin était typiquement masculin, comme un attribut de la virilité du Français moyen. C’était toujours le vieux bonhomme de la table à qui on tendait la carte au restau. »
« J’ai refusé les formations en sommellerie et œnologie pour ne pas reproduire des réflexes éculés. On allait m’apprendre à reconnaître les défauts d’un vin, dans une posture de sachant qui représente avant tout le point de vue d’un homme blanc de 50 ans. J’ai voulu contourner cela. J’ai trouvé dans mon rapport à ce que je goûtais quelque chose de vivant et j’avais l’impression que ça échappait à notre génération. On buvait de mauvaises bières et des vins industriels quand j’avais 17 ans. »
“J’ai commencé par goûter un verre de vin naturel qui m’a bouleversée”
« C’était intéressant de se réapproprier cela, à la fois comme jeune et comme fille. J’ai commencé par goûter un verre de vin naturel qui m’a bouleversée, je suis allée chez le producteur, j’ai essayé de comprendre comment il faisait… J’étais une ado en crise et je me suis retrouvée toute seule à effeuiller, à cavailloner, décavailloner (manipulation permettant de protéger les sarments – ndlr), à effectuer tous les travaux manuels répétitifs, dans une forme de transe, seule face à moi-même…”
“Non seulement j’étais jeune mais j’étais une femme”
Quand elle a voulu faire connaître les vins qu’elle aimait à certains restaurants parisiens, Fleur Godart s’est retrouvée face à un mur. “Neuf fois sur dix, les portes ne se sont pas ouvertes. Non seulement j’étais jeune mais j’étais une femme et je n’avais aucune crédibilité. Il a fallu m’imposer.” Dans la cave où elle travaille, il arrive encore que les clients demandent à Sandrine Goeyvaerts où est le patron.
Ce sexisme “culturel” reste ancré à cause de clichés ancestraux, comme l’idée qu’il existe un vin féminin léger et un autre masculin, plus profond. “C’est complètement con, assène la vigneronne Isabelle Perraud, du domaine des Côtes de la Molière, en Beaujolais. Certaines femmes aiment les vins tanniques. Moi, je n’aime pas les vins sucrés, dont on dit que ce sont des vins de femmes. Et je déteste les étiquettes roses.”
Fleur Godart confirme : “Certaines femmes veulent des vins puissants, charpentés, très démonstratifs ; des hommes chérissent les vins de suggestion, de dentelle, de délicatesse, de pointillé. Il est grand temps de sortir de la catégorisation genrée, même si c’est un gros flip pour les hommes qui perdent leurs repères.”
“Il n’y a pas d’ovaires dans les bouteilles”
Pour Sandrine Goeyvaerts, c’est clair : “La vinification n’a pas de genre.” Quand on lui demande un vin féminin dans sa cave, elle balance : “Il n’y a pas d’ovaires dans les bouteilles.” Lorsqu’une cliente a voulu acheter un alcool “masculin” il y a quelques semaines, elle a répondu : “Je ne suis pas sûre que ça fasse pousser les pénis.”
Elle appelle cela du “féminisme pointilliste”. “Je ne crois pas qu’il existe une façon de faire du vin spécifique aux femmes, poursuit-elle. J’ai interviewé beaucoup de vigneronnes récemment et elles m’ont raconté des choses très différentes. Mais ce qui les unit toutes, c’est qu’elles se sont battues.”
“On m’a déjà dit : si tu n’étais pas si jolie, ça ne marcherait pas si bien”
Parfois, le sexisme pinardier s’exprime à travers les étiquettes. Depuis quelques années, les femmes nues y abondent, surtout sur les bouteilles de vins naturels : le site punchdrink.com y a même consacré un article en 2014. Mais il arrive aussi que les limites déjà sournoises de la grivoiserie et de l’objectivation (“On m’a déjà dit : si tu n’étais pas si jolie, ça ne marcherait pas si bien”, explique Isabelle Perraud) soient franchies.
Un patron abuseur ayant profité de son autorité
En juillet, Marc Sibard, apôtre réputé du vin naturel (et responsable des célèbres Caves Augé à Paris), était condamné par la 31e chambre du tribunal d’instance de Paris à un an de prison avec sursis, assorti d’une mise à l’épreuve de vingt-quatre mois comprenant une obligation de soins pour alcoolisme, ainsi que des dommages et intérêts et une amende.
Motifs ? Harcèlement moral, sexuel et agressions sexuelles. Parmi les trois parties civiles, deux ont accepté de nous parler : Emma Bentley et Pauline, qui souhaite rester anonyme. Elles décrivent un patron abuseur ayant profité de son autorité alors qu’elles avaient à peine plus de 20 ans et débutaient leur carrière.
Elles évoquent attouchements, menaces, humiliations, agressions et des pressions quand elles ont eu le courage de porter plainte – Fleur Godart a elle été victime d’exhibition de la part de la même personne et a témoigné lors du procès. L’instruction a duré cinq longues années. Le condamné n’a pas fait appel, au grand soulagement des victimes.
“Personne n’a arrêté cet homme avant sa condamnation, alors que c’est un prédateur sexuel”
Emma Bentley cherche encore à comprendre : “Je ne dirais pas que ce problème est spécifique au vin : il touche toute la société. Mais c’est un milieu où, évidemment, l’alcool circule et libère certains comportements graves. Le problème potentiel avec les vins naturels – ceux que défend Sibard et que je défends aussi –, c’est qu’à force de prôner une forme d’hédonisme et d’esprit de fête on peut déplacer dangereusement certaines frontières. Personne n’a arrêté cet homme avant sa condamnation, alors que c’est un prédateur sexuel.” Pauline, quant à elle, a vécu un calvaire de trois ans avant de se reconstruire doucement : “Il a été licencié et c’est vraiment ce que je voulais. Je voulais le faire tomber comme lui nous avait écrasées.”
Aujourd’hui, elle travaille en Bourgogne. Emma Bentley a quitté la France pour l’Italie : “Je continue à bosser dans le vin. C’est un milieu dominé par les hommes, dont certains pensent qu’ils sont plus forts que les femmes, mais je veux y faire ma vie.” Elle fait partie, avec d’autres, de celles qui vont façonner les nectars désirables que nous boirons dans les années à venir. Et sa place n’est certainement pas dans l’ombre.
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