Londres compte aujourd’hui plus de 300 000 russophones, millionnaires ou réfugiés. Plongée dans une communauté qui n’aime pas qu’on parle d’elle.
New Bond Street, en plein coeur de Londres, dans la rue des magasins chic : Dior, Hermès, Burberry. Un couple marche lentement sur le pavé. Lui, mèche plaquée sur le front, larges pommettes, veste sport et sous-pull ; elle, cheveux noirs en choucroute, yeux bleus très pâles, immenses boucles d’oreilles et manucure rose fluo. Ils s’arrêtent devant le magasin de prêt-à-porter de luxe Zilli, en face de chez Sotheby’s. L’homme montre à la femme une jolie chemise. Elle lui fait signe qu’ils peuvent entrer, en remontant sur son épaule un sac Chanel. A l’intérieur, après un conciliabule en russe, il s’adresse à la vendeuse : “Vous avez cette chemise en bleu ?”
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Zilli est l’un des magasins préférés des Russes “super riches” de Londres, juste devant le tailleur italien Brioni. La marque s’est installée en plein quartier Mayfair où se regroupent banques et hedge funds. Arnaud Corbin, le patron français de la boutique, nous emmène dans son bureau au troisième étage. “J’ai une famille russe qui vient régulièrement le week-end. Le père se fait déposer en Rolls et les deux fils arrivent dans des Bentley noires. Ils sont très discrets, restent peu de temps et peuvent acheter pour 40 000 livres (45 000 euros – ndlr) de vêtements en quelques minutes. Parfois, les commandes se font sur un simple coup de fil. Les hommes d’affaires russes installés à Londres sont depuis quelques années en quête de crédibilité. Si certains ont encore un côté bling-bling, la majorité est aujourd’hui d’une grande discrétion”, explique-t-il.
Fini le cliché du Russe mafieux, violent, tatoué et gominé qui coupe les doigts de ses victimes après les avoir tuées (comme Viggo Mortensen et Vincent Cassel dans Les Promesses de l’ombre de David Cronenberg). Aujourd’hui, c’est plus de 300 000 personnes parlant le russe qui vivent à Londres (7,5 millions d’habitants) – on en dénombrerait 100 000 de plus non déclarées. Ils sont russes mais aussi lituaniens, ukrainiens ou tchétchènes et forment ce que l’on appelle aujourd’hui le Londongrad (nom tiré d’un livre d’enquête sur la communauté russe de Londres signé Mark Hollingsworth et Stewart Lansley, paru en 2009) : une communauté hétérogène mais de plus en plus présente et influente, qui investit Londres à vue d’oeil.
Les plus connus d’entre eux sont arrivés dans les années 1990 : on les appelle les “oligarques”. Ces hommes d’affaires ont bénéficié de la libéralisation des gigantesques complexes industriels de l’ex-URSS et depuis font leurs emplettes à l’étranger. Ils s’appellent Roman Abramovitch, propriétaire du club de football de Chelsea, ou Boris Berezovski, premier milliardaire en Russie. Leurs relations avec Poutine sont différentes (Abramovitch est plutôt bien vu alors que Berezovski est en exil politique pour cause de dissidence à l’égard du Premier ministre russe) mais tous brassent des milliards de dollars massivement investis au Royaume-Uni : Londres n’est qu’à quatre heures de Moscou, et les banques off-shore de Jersey ou de l’île de Man ne sont pas très loin. Les oligarques sont le symbole de l’argent russe qui déboule progressivement sur Londres, légal ou illégal.
Olga Sirenko a la trentaine et travaille pour Russian London Ltd, une entreprise qui gère les portefeuilles de certains Russes “super riches”. “On ne connaît jamais vraiment l’origine de ces énormes sommes d’argent. Mais cet argent existe et il y en a beaucoup. Des clients nous appellent pour nous demander de leur trouver des propriétés à plusieurs dizaines de millions de livres dans les quartiers Mayfair, Hampstead ou Parliament Hill. Certains cherchent à investir dans des magasins, voire des chaînes entières. La crise financière avait un peu ralenti l’activité l’année dernière, mais depuis quelques mois le business repart très fort et les soupçons de blanchiment d’argent avec”, explique Olga rencontrée dans un café de New Bond Street, où se trouvent les très discrets locaux du site internet Russian London Ltd.
“Les investisseurs anglais ont moins peur de l’argent des russophones. Ils se sont habitués et les Russes eux-mêmes ont fait des progrès : ils sont moins arrogants. Fini les années où ils débarquaient dans les boîtes ou les restaurants avec des liasses qui dépassaient des poches, en demandant qu’on leur donne la moitié des tables de l’endroit, plaisante-t-elle. Nous, les Russes, avons toujours eu un côté show off, c’est très difficile à faire disparaître. Mais c’est ce qui est en train de se passer à Londres. Toutes les catégories de population arrivent à s’intégrer : ceux qui viennent pour travailler et avoir une vie meilleure, les étudiants de plus en plus nombreux ou les gens qui sont ici pour faire du business. Les Londoniens nous font de plus en plus confiance, à part peutêtre aux Lituaniens.”
Sigitas Kaziukonis est lituanien, et lorsqu’on lui explique ce qu’on dit sur son pays, il fait les gros yeux. Grand gaillard blond âgé d’une quarantaine d’années, Sigitas est arrivé à Londres à la fin des années 1990 pour travailler dans les discothèques, comme employé d’abord puis en montant ses propres affaires. Depuis quelques mois, il a repris l’une des institutions des soirées londoniennes, Abracadabra, sorte de Chez Michou situé près de Piccadilly. Au premier étage, un restaurant ; au sous-sol, une boîte de nuit avec des spotlights et des gentilles alcôves à rideaux roses – idéales pour se détendre avec des filles sympas (que l’on voit débouler discrètement alors que l’ami Sigitas poursuit l’interview).
“Les Londoniens ont eu beaucoup de mal à nous accepter. Ils pensaient mafia, argent sale venu de l’Est, prostitution, drogue, etc. Effectivement, je ne vais pas vous dire que tout l’argent qui est arrivé de l’ex-URSS est propre. Nous avons parfois donné le bâton pour nous faire battre, en nous comportant n’importe comment. Mais l’Angleterre a ouvert les portes et il est trop tard pour faire demi-tour. Nous faisons partie du paysage, la majorité a su s’intégrer malgré les scandales et aujourd’hui les gens qui sont là sont ici pour faire du business. Avec les Anglais, mais aussi avec le reste de la communauté, de plus en plus nombreuse. Ici, je reçois en majorité des hommes d’affaires russes qui vivent à Londres ou sont de passage. Je ne dis pas que nous pourrions vivre en autarcie mais presque”, conclut Kaziukonis.
Les Russes s’installent de façon assez discrète mais pour durer. Londres compte quatre journaux en russe, un magazine de mode (New Style), des dizaines de sites internet, des restaurants, des bars, des boîtes, des footballeurs-vedettes en Premier League (l’attaquant Andreï Arshavin à Arsenal). Les étudiants russophones arrivent de plus en plus nombreux, comme Anastasia Chupkina et Xenya Stepanova, 18 ans, respectivement étudiantes en traduction et en commerce, croisées un vendredi soir dans les bars de Piccadilly.
“La vie est beaucoup plus grisante à Londres qu’à Moscou. Les possibilités de trouver du travail sont plus nombreuses qu’à Moscou ou partout ailleurs en Russie, où la corruption domine”, explique Anastasia. Cambridge, Oxford et la London School of Economics ont aujourd’hui leur association d’étudiants russes, qui organisent débats, concerts et soirées sur les campus. “Les jeunes qui ont la chance de connaître la vie en Angleterre n’ont pas envie de rentrer à Moscou”, ajoute Anastasia.
“A Londres comme dans toute l’Angleterre, il y a des lois qui vous protègent de l’arbitraire. Les gens qui ont connu la Russie de Poutine sont sensibles à ce genre de choses”, plaisante Akhmed Zakaïev, 54 ans, leader indépendantiste tchétchène en exil, l’un des ennemis jurés de Poutine, à qui le Royaume-Uni offre asile et protection depuis 2002.
“Il est en train de se passer quelque chose dans la communauté russophone installée à Londres depuis une quinzaine d’années. Elle est complexe, aussi complexe que la Russie et les pays qui l’entourent. Les Lituaniens ne sont pas ici pour les mêmes raisons que les Tchétchènes, les Ukrainiens n’ont pas les mêmes aspirations que les Russes, mais tout le monde goûte ici une vraie liberté. En plus, l’argent est là, les opportunités aussi. Tout cela crée une véritable paranoïa chez Poutine pour qui Londres est devenu un véritable nid de dissidents”, dit Zakaïev.
En février dernier, Vladimir Poutine a clairement stigmatisé la capitale britannique, via une déclaration officielle du procureur adjoint général Alexandre Zviaguintsev au quotidien d’Etat Rossiiskaïa Gazeta. “Comme vous l’imaginez, ce ne sont pas des petits voleurs qui se cachent là-bas mais des personnes disposant d’un capital important. Il semble que Londres, de par son rôle de place financière mondiale, devienne une grande laverie pour blanchir des fonds acquis de manière criminelle”, a déclaré Zviaguintsev, inquiet par l’avènement quasi programmé du Londongrad.
Photo : couverture du livre Londongrad de Mark Hollingsworth et Stewart Lansley
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