A l’occasion de la sortie en kiosque du numéro Spécial UK 2010 des Inrockuptibles, Serge Kaganski raconte pour lesInrocks.com comment il a survécu à trois mois de collège anglais en 1974.
En 1974, tel un pré-Harry Potter froggy, j’ai été pensionnaire dans un collège anglais. Ma mère, prof d’anglais, voulait sans doute me punir d’une année scolaire médiocre et peut-être m’inculquer des notions de langue, de culture et de maintien anglais. De mai à mi-juillet, j’ai donc quitté mon lycée parisien, mes potes fumeurs, mes fringues baba-cool, mes troquets et mes flippers, pour prendre pension à la vénérable Embley Park School, Romsey, Hampshire, ses briques rouges victoriennes, ses pelouses impecc, ses courts de tennis en gazon, sa piscine, ses collégiens en uniformes… et pas un troquet à l’horizon.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Je fus reçu par Mister Henderson, le vieux headmaster, sorti d’un roman d’Agatha Christie, ou d’une chanson des Smiths – qui n’existaient pas encore. Mais j’aurais pu croiser le jeune Morrissey, puisque nous sommes nés le même jour. J’ai rapidement découvert l’organisation, les structures, les méthodes et l’esprit d’une institution éducative anglaise, tellement différents de ceux de nos lycées post-soixante-huitards.
D’abord la pension complète. Ensuite, la non-mixité absolue (que des boys à Embley). Puis, l’uniforme obligatoire, façon de mettre tous les élèves à égalité et de leur apprendre à se tenir : pantalons gris, chemise blanche, veston gris, et cravate noire à liséré bleu, rouge ou vert selon la « house » à laquelle vous appartenez. Car la population scolaire était divisée en trois « maisons » : Palmerston (bleue), Nightingale (rouge) et Chichester (vert). Cette division avait pour but de susciter l’esprit de compétition, dans les études, la vie de l’école et le sport. En fin d’année scolaire, trois journées de compétitions en athlétisme et natation sanctionnaient et couronnaient cette « saine » rivalité. Pour l’anecdote, en 74, c’est « ma » maison, Palmerston, qui a remporté ces jeux olympiques locaux, malgré ma médiocre performance au 50m brasse.
Quoi d’autre, qui dérogeait à mes habitudes parigo-lycéennes ? Le porridge, les haricots oranges et les toast à la « marmitte » du matin. La prière anglicane quotidienne, dans la chapelle de l’école, qui changeait radicalement des AG anarcho-trotskystes de Buffon. Les pions étaient prélevés chez les élèves eux-mêmes. Ça se passait ainsi. Il y avait les after-prefects, tranche 15-16 ans. Au-dessus, les prefects, élèves matures de terminale, à raison de un par « maison ». Et trônant au sommet de cet appareil de surveillance, le super prefect – je me souviens même de son nom, Pledger. Ah ça, il se prenait pas pour de la merde, Pledger, déjà moulé à la louche dans le format adulte autoritaire (m’étonnerait qu’il soit devenu trader à la City, celui-là, ou peut-être ministre pédophile). Parce que attention, si ça braillait un peu trop à table ou dans les couloirs, Pledger ou un de ses sous-fifres vous rappelaient à l’ordre d’un coup de cloche ou de gueulante. Et ça pouvait aller jusqu’au fameux châtiment corporel, auquel j’ai échappé, soit grâce à ma sagesse (de la timidité prostrée plutôt), soit grâce à mon immunité diplomatique (j’étais Français, et présent ici pour seulement trois mois).
Les différences de niveau scolaire entre la France et l’Angleterre étaient étonnament variables. Dans ma tranche d’âge, 14 ans, on faisait déjà de la physique-chimie de ce côté-là du Channel, matières inconnues pour le cancre de 3ème que j’étais. Par contre, je les taulais en maths, en histoire et je faisais aussi bien qu’eux en Anglais ! Sans frimer à posteriori, ma culture générale (politique, historique, littéraire) était très supérieure à la leur : ce n’est pas à moi que je le devais, mais au système français et à mes parents.
Par contre, j’étais largué en sport, signe là aussi des différences entre nos deux systèmes. A Paris, 3h de gym par semaine avec des locaux pourris ou mal adaptés. A Romsey, sport tous les aprèmes, avec gymnase, stade, terrains et matériel top of the line. Après ça, va t’étonner que Sebastian Coe entube Bertrand Delanoé pour les JO 2012 ! J’ai pu ainsi pratiquer le tennis à Embley, m’essayer au lancer du disque ou du javelot, choses impossibles dans un lycée parisien – à moins de balancer le disque dans la fenêtre du protale ou sur le boulevard Pasteur. Il est vrai aussi qu’à Paris, on pratiquait un autre genre de sport très national, inconnu dans le Hampshire : la défense du foyer face aux descentes de fafs.
Les pensionnaires d’Embley Park School provenaient de toutes les classes sociales et de toute la région. Mais il y avait aussi pas mal d’étrangers, venant de pays appartenant à la sphère d’influence britannique : Saoudiens, Iraniens, Indiens… Eduqués dès le plus jeune âge selon les plus strictes règles britanniques, ces gamins d’ailleurs sont peut-être devenus aujourd’hui de grands dirigeants politiques ou de puissants hommes d’affaires. Etant moi-même un outsider, j’ai pas mal sympathisé avec certains d’entre eux, critiquant l’Angleterre, son impérialisme, son système éducatif psycho-rigide.
C’est en cet été anglais 74 que j’ai assisté aux exploits de la bande à Cruyff en Coupe du monde, aux débuts de Queen ou encore au triomphe des Rubettes qui chassaient Slade ou Sweet à Top of the pops. Aujourd’hui, j’ai l’air de raconter cette aventure avec nostalgie, mais à l’époque, je rongeais mon frein. Enfermé dans une sorte de caserne vaguement dorée qui devait plus à If de Lindsay Anderson qu’à la magie Harry Potter, j’avais les glandes de ne pas profiter du printemps parisien. Ce séjour forcé était une punition et je l’ai vécu comme tel. Mais quand je repense à cette expérience, j’ai le sentiment d’avoir éprouvé de l’intérieur une étape fondamentale de ce qui forge l’identité anglaise. Quand je vois un film anglais, un groupe de rock anglais, une formation sportive anglaise, un ministre anglais, mes trois mois à Embley Park School me traversent immanquablement l’esprit, et je sais dans ma chair d’où viennent ces acteurs, rockers, sportifs ou politiciens. Vous reprendrez bien une prière, un blâme et une cuiller de porridge ?
{"type":"Banniere-Basse"}