Surfant sur le retour en grâce du porno vintage, des rééditions DVD nous font redécouvrir des perles seventies issues des deux côtés du Pacifique. Promenade entre les raffinements du bondage japonais et la bonne santé des pom-pom girls chaudasses américaines.
Il a deux ans, le photographe Larry Sultan répondait ainsi au site d’art américain Big RED & Shiny qui l’interrogeait sur sa série The Valley, consacrée aux dessous de l’industrie du porno américain : « Je ne m’intéressais pas à la pornographie en tant que phénomène, mais plutôt à la manière dont elle utilise l’univers domestique comme élément du récit. L’industrie du sexe apparaît parfois comme un sujet usé, éculé, mais dès lors qu’on l’importe dans les cuisines et les salles à manger de la classe moyenne urbaine, elle ouvre sur quelque chose de nouveau. »
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Larry Sultan a raison : c’est quand elle évite de plonger dans un monde purement artificiel que la pornographie trouve sa plus grande puissance. C’est quand elle surgit au milieu d’un monde reconnaissable qu’elle devient hyperexcitante. Et ce n’est pas le contredire que de préciser qu’il en a toujours été ainsi, que ce sentiment de fraîcheur est le même, à chaque fois recommencé. Et ce depuis quarante ans que l’industrie du porno déplace les zones troubles du fantasme dans des décors quotidiens, dans des endroits d’une merveilleuse banalité.
Erotomane, on s’habitue à tout : au spectacle (éprouvant) de la double vaginale, au gang bang qui n’en finit pas, au gaping, au fist- fucking, aux acrobaties délirantes. Mais on se laisse toujours surprendre au surgissement d’une « real location », d’un décor réel, forcément incongru au milieu de ce grand scénario fantaisiste et délirant qu’est le porno. Intact étonnement devant chaque cuisine, chaque mobilier, chaque ruelle, chaque snack en bord de route, comme si chacun de ces fragments urbains avait été extirpé du réel avec la mission de régénérer le genre. Les gens qui ont fait le porno entre les années 1970 et la fin des années 1990 savaient ce qu’ils faisaient en confrontant leur monde avec celui de tous les jours. Ils voulaient que l’un change l’autre et vice versa.
Il suffit de revoir les films qui ressortent aujourd’hui en DVD alors que bat comme jamais une nouvelle vogue vintage… Devant Devil in Miss Jones de Gerard Damiano (1973), ou devant Inside Désirée Cousteau de Leon Gucci 1979), on peut louer le scénario, le grain 35 mm, la lumière, la musique ou tout ce qu’on voudra, mais il suffit de voir une amorce de scène pour comprendre en deux secondes que c’est dans le décor réel que vient se loger notre plaisir, et que ce réalisme a nourri toute l’histoire du porno.
Ce réel est d’ailleurs en passe de devenir l’arlésienne du genre, le net ayant radicalement transformé les habitudes de consommation pornographique en saucissonnant les films en vignettes d’un quart d’heure « douche comprise » (pour reprendre le surnom dont était affublé un ex-président de la République française). Il s’est ainsi développé sur la toile un genre qui se passe de tout prologue : le gonzo. Soit du cul, du cul, sans paroles, sans échanges, sans la moindre place pour la situation. Dans un gonzo, on ne sort pas des chambres d’hôtel ou des bords de piscine anonymes. Pourquoi voulez-vous qu’une caméra installe le moindre rapport à l’espace quand, en moins d’une minute, une « eurobabe » esclavagisée se retrouve barbouillée de partout par cinq gaillards en rut sans avoir même eu le temps d’épeler son prénom ? Pas de lieu, pas d’histoire, pas d’humanité, juste des corps qui se vident dans des carapaces vides. Tout est lié.
Mais les limites qu’impose l’internet peuvent se retrouver bouleversées de l’intérieur. C’est dans les communautés d’internautes visitant avec une attention d’archiviste les grands portails de free porn, qui mettent à disposition chaque jour près de 200 posts, que l’on commence à voire poindre une autre demande : le portail YouPorn, hégémonique il y a encore un an, connaît une désaffection grandissante. On lui reproche son orientation tout-gonzo. Le chouchou de l’année, c’est xHamster, qui propose une offre plus équilibrée : à côté d’une palanquée de séquences récentes, on y retrouve chaque jour au minimum une vingtaine de séquences tombées des limbes du X. Cette mémoire vive va des vieux Dorcel ou Alpha Blue à des raretés ricaines avec John Holmes, Ginger Lynn ou Désirée Cousteau (une actrice connue pour garder en toute circonstance son foulard et ses lunettes).
La vague vintage part de là, et ce qu’il reste du marché DVD a surenchéri de façon intelligente, notamment Wild Side, qui sort avec une régularité de métronome (quatre titres tous les deux mois, deux américains, deux japonais) des copies impeccables et un travail sur les bonus digne d’une bonne cinémathèque. Le contraste entre les films américains et japonais vintage ressortis depuis six mois et les productions récentes est saisissant : on y voit à l’oeuvre une autre conception du porno.
Que veut le gonzo ? C’est une mécanique d’abattage qui ne vend que sa puissance et sa vitesse d’exécution. Les corps y sont interchangeables, exécutés. C’est l’art de la performance pour la performance. En cela, il ressemble à notre époque comme un miroir. Le porno seventies ou eighties vendait, au contraire, un mode de vie. Il était la vitrine d’une nouvelle façon d’exprimer ses désirs. Il avait besoin de la rue, car c’est avec elle qu’il entrait en résonance. C’est elle qu’il avait envie de remuer, vite et fort. Debbie Does Dallas de Jim Clark, une perle de 1978, est le pur produit de cette volonté géniale : affirmer qu’un monde est en train de changer et que seul le porno vous en donne la mesure exacte : le scénario raconte l’histoire d’une bande de copines de fac qui doit coûte que coûte trouver des fonds pour incorporer une troupe de cheerleaders qui va défendre ses couleurs à Dallas. Pour ce faire, ces étudiantes exerceront l’une après l’autre des petits boulots obtenus après avoir séduit patrons, profs ou bons pères de famille. L’idée leur vient vite de monter une compagnie de « services ».
Surtout, Debbie Does Dallas prend le prétexte du sexe pour explorer de fond en comble la ville moyenne américaine. Même chez Scorsese, pourtant fasciné par le mode de vie urbain, il est rare d’autant voir de quoi étaient faites les banlieues pavillonnaires de la fin des années 1970. Le cinéma classique nous parle très peu de cette société-là, à l’inverse des séries, qui apparaissent de plus en plus comme les petites soeurs du porno. Dans Debbies Does Dallas, le fait qu’une moitié du film soit tournée dans une de ces fabuleuses boutiques tout de bois, faisant à la fois office de librairie et de magasin de disques, rend fou le spectateur d’aujourd’hui, pour peu qu’il soit geek, car à chaque escalade, ce sont des avalanches de pochettes de disque ou de livres en édition originale qui servent d’appuis aux exploits de Bambi Woods ou de Herschel Savage. Les années fac ont servi un maximum de fois de boîtes à fantasmes pour les films qui se produisaient à la chaîne à San Fernando Valley (l’envers du signe Hollywood ou, si vous préférez, l’ombre sur la colline) : Coed Fever (Fièvre au lycée, 1980) de Robert McCallum relisait ainsi l’American College de John Landis (1978), le déshabillant de son puritanisme naïf, lâchant en salle des profs la pulpeuse Vanessa Del Rio en mission partouze.
Les codes de bonne conduite en vigueur dans les campus américains sont alors une des cibles favorites des producteurs : dix ans ont passé depuis la révolution sexuelle, et l’Amérique semble s’être rangée, la bourgeoisie a repris les rênes et l’Amérique, qu’elle ait élu Nixon, Carter ou Reagan, entend bien opérer un lifting complet de ses valeurs. Le porno n’a jamais été aussi utile qu’à cette époque, rappelant en bonne épine dans le pied (ou ailleurs) ce que la société américaine tricote en vrai, toutes lumières éteintes. C’est cette volonté d’affirmer les choses, de la jouer sans hypocrisie qui relie instantanément les scénarios des films à un décor réel. Une forme bien bandée de néoréalisme.
Le porno, qui a toujours travaillé par projection, ne marchait qu’à l’envie d’incendier chaque parcelle de la société. Les étudiants, mais aussi les adultes : on apprend chaque jour à mieux connaître, via xHamster, un des plus grands fantasmes qu’ait jamais créé San Fernando Valley : Kay Parker. Une trentenaire née à Birmingham, mais qui a fait l’essentiel de sa carrière aux Etats-Unis en jouant les femmes d’affaires ou les MILF (« Mother I’d like to fuck ») trois décennies avant même que le terme ne soit inventé. Les trois-quarts de ses scènes sont à caractère vaguement incestueux (il y a toujours un jeune neveu à initier), de telle sorte qu’à elle seule Kay Parker fut l’étendard de la famille amerloque imprésentable, une cougar, une Mrs. Robinson. En 1978, elle était géniale dans The Health Spa, le premier porno tourné dans une salle de sport de Californie (le reste se déroulant à la plage) : le genre ne pouvait rater un endroit aussi nouveau à l’époque, et qui vendait lui aussi un style de vie.
Le porno américain des année 1970 et 1980 a donc été un porno de situation, et on se demande comment, et pourquoi, il en est arrivé à se refermer à ce point à partir de 1988… pour ne plus montrer aujourd’hui que des espaces clôturés, des villas sanctuaires ou des chambres d’hôtel. Le fantasme coupé du quotidien, exécuté par des corps qui n’ont plus rien de réel. Le porno ne connaît plus que le virtuel, comme s’il avait tiré de sa ghettoïsation une sorte de fierté à ne plus évoluer qu’en vase clos.
L’autre surprise de cette année riche en rééditions fut de s’apercevoir que cette vision d’un porno explorant les couches de la société a aussi été partagée au Japon, loin des clichés SM… Bien au contraire : le Japon a connu deux genres de pornographie dans les seventies : le « pinku eiga » et le « roman porno ». Les premiers étaient bâclés en quelques jours, les seconds se targuaient d’avoir les qualités d’un vrai film. Les pinku eiga étaient, dit-on, vus essentiellement par des hommes ; les seconds ont rencontré (et rencontreraient de plus en plus) un public de femmes. Ça n’est peut-être qu’une légende, mais quand on découvre quelques films incarnés par l’actrice Junko Miyashita, on est prêt à y croire. Miyashita était un peu plus âgée que la moyenne des jeunes modèles du pinku eiga. Ses films (L’Eté de la dernière étreinte, 1979 ; L’Epouse, l’amante et la secrétaire, 1982 ; Hong Kong Requiem, 1973) la mettent en situation dans des canevas et suivant des profils d’héroïnes qui ne dépareilleraient pas chez Ozu : la fille de province qui tarde à se marier, la jeune femme promue à un haut poste, l’épouse dont le mari s’absente trop souvent pour son travail.
Chacune d’elles semble dotée d’une double mission périlleuse : calmer ses ardeurs et tenter d’expliquer à une audience de mâles japonais désorientés par les bouleversements des moeurs ce que veut désormais la femme japonaise. Comment elle voudrait aimer, avec qui, et suivant quels codes ; c’est d’un féminisme doux et persuasif. L’humour n’y est pas exclu. Et cela passe, bien évidemment, par la conquête des espaces quotidiens : le bureau, la station de métro gigantesque de Shinjuku, les nouveaux cafés du quartier de Ginza, la petite ville en bord de mer, les grands centres de consommation… C’est parfois si bien réalisé qu’on ne s’aperçoit qu’à la troisième scène qu’on n’y filme pas la pénétration : ce qu’il y a autour est si érogène que son absence ne saute pas de suite aux yeux.
Le roman porno fut un appel d’air pour les producteurs et exploitants nippons. La prestigieuse Nikkatsu, la quatrième compagnie nationale, la plus vieille aussi (elle fut créée en 1912), s’épargna la faillite en en produisant des centaines sur plus d’une décennie (de 1971 à 1986). Les romans porno de la Nikkatsu étaient tournés en Scope couleur avec des équipes qui avaient l’habitude de travailler avec Shinji Suzuki. Les cinéastes qui acceptaient de faire du roman porno avaient en contrepartie carte blanche sur la distribution et les choix artistiques. Pour eux, le roman porno est un genre qui a sauvé le cinéma japonais et en a continué l’histoire. Il n’y a pas de rupture entre ces films-là et le cinéma traditionnel fait avant lui. C’est un autre marché, celui du manga, qui avalera le roman porno au mitan des années 1980.
Comme aux Etats-Unis, C’est le réalisme qui a perdu. Comme s’il avait fallu effacer la certitude avec laquelle ces films réalistes étaient faits : une certitude selon laquelle un jour, très vite, le monde entier ferait pareil.
Les collections « L’Age d’or du X américain » et « L’Age d’or du roman porno japonais » sont éditées chez Wild Side.
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