Plus de vingt ans après la mort de Warhol, un groupe d’artiste mené par Wade Guyton et Kelley Walker (photo) redessine le pop art. Leurs oeuvres déchaînent l’hystérie des collectionneurs et des critiques. Emballement?
En réalité, il y eut deux Factory de Warhol : d’abord la plus mythique et underground, à la fois Velvet et “silver”, aux murs recouverts de papier argenté. Situé sur la 47e Rue, en plein quartier artiste de Chelsea, c’est un atelier ouvert à tous les vents, une utopie effervescente où le sphinx péroxydé du pop art s’installa dès janvier 1964, très vite rejoint par ses créatures et des superstars.
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Mais après la tentative d’assassinat de l’artiste par Valerie Solanas en 1968, changement d’ambiance : au sixième étage du 33, Union Square West, la Factory devint mainstream et business, ressemblant davantage à une agence d’architecture, voire à un cabinet d’avocats dans lequel défilèrent les grands de ce monde, désireux de se faire sérigraphier le portrait par le roi du pop art. D’une certaine manière, la mort inattendue de Warhol en 1987 sonne la fin des années 80, cette décennie où l’art, le glamour et “le fric c’est chic” faisaient trop bon ménage, laissant place au paysage de crise des années 90. C’est désormais comme un fantôme, comme un spectre froid caché derrière les images, que Warhol revient hanter nos esprits et habiter nos musées.
Passée du côté de la mythologie et du fantomatique, la Factory warholienne a fait pourtant un retour très remarqué ces dernières années sous l’impulsion notamment de deux artistes, Kelley Walker et Wade Guyton, considérés aujourd’hui comme la fine fleur d’une nouvelle scène artistique new-yorkaise. L’histoire est toute fraîche encore, mais dans le milieu de l’art elle fait déjà figure de légende. Il fallait bien cela pour relancer la machine.
Et tout comme Andrew Warhola débarqua de Pittsburgh pour devenir Warhol à New York, c’est du fin fond du Tennessee cette fois, diplômés de la modeste école d’art de Knoxville, que trois amis, Wade Guyton, Kelley Walker et Meredyth Sparks ont débarqué à New York en 1996 et pris ensemble un atelier dans Fashion District, l’équivalent new-yorkais du Sentier. Wade Guyton poursuit ses études au Hunter College, école d’art pointue, travaille comme gardien à la Dia Art Foundation, tandis que d’autres amis rejoignent déjà Kelley Walker dans le studio.
“Comme beaucoup d’autres artistes à New York, nous avons partagé notre atelier. C’était le seul moyen de s’en sortir dans cette ville hors de prix”, explique Kelley Walker. Ils partagent l’espace, mais aussi le matériel : “Des lasers gros format, des imprimantes jet d’encre Epson, des scanners Epson, des Mac avec tous les logiciels comme Photoshop, InDesign ou Final Cut.” Pour ces artistes élevés à Photoshop et nourris d’images trouvées sur le web, ces machines sont plus que des outils : des objets d’étude. Non pas qu’ils jouent les nerds et passent leur temps à désosser les bécanes. Mais ils réalisent des tableaux à partir d’images scannées, à peine trafiquées par les logiciels de base, puis imprimées, puis photocopiées, parfois maculées de dentifrice, sérigraphiées, puis à nouveau scannées et imprimées directement sur toile.
L’intention est d’éprouver les moyens contemporains de reproduction, de circulation et de diffusion des images. De la sérigraphie, une “factory”, mais où les imprimantes et autres scanners auraient remplacé les moyens traditionnels de la peinture et de la gravure, et où le contraste des couleurs est désormais manipulé par ordinateur : autant dire que le souvenir de Warhol est très présent.
Mais quand Andy jouait avec les icônes pop, eux s’occupent plutôt de détourner leur sens de circulation : ils les remettent sans cesse sur le métier, ou sur le scanner, les renvoient maintes fois à la salle de repro jusqu’à ce que les images, altérées, inversées ou raturées, y perdent la tête. Résultat : pour Wade Guyton des X géants, très imparfaits et qui portent salement la trame de l’impression, la pauvre imprimante Epson ayant du mal à digérer la grosse toile. Tandis que Kelley Walker aligne des dizaines de versions de la pub pour la compagnie aérienne Braniff, où posent côte à côte Andy Warhol et le boxeur noir Sonny Liston.
Parce qu’il prend le contre-pied de l’imagerie pop, ce travail aux accents politiques (montrer la salle des machines, donc les limites de la société des médias) a vite emporté l’adhésion des collectionneurs et des critiques. Mais sans doute pas toujours pour les bonnes raisons : “J’ai l’impression que ce truc, les amis du Tennessee qui montent ensemble à New York, est devenu un peu trop une espèce de construction fétichiste ou spectaculaire, alors que c’est quand même quelque chose de très courant. Surtout, cela détourne trop l’attention du travail très sérieux qu’on mène en tant qu’artistes et cela nous enferme dans une image très limitée : nos échanges ne reposent pas seulement sur l’amitié.”
Ces deux garçons ont donc une conscience aiguë du système de l’art, de sa frivolité et de ses emballements soudains. Si bien que c’est autour du noyau dur Guyton-Walker qu’un cercle d’une dizaine de jeunes artistes new-yorkais ont tenté, dès 2003, de louvoyer hors des ornières du marché de l’art new-yorkais, ou au moins d’y réinjecter de l’underground.
Pas un hasard si la bande se retrouve dans un collectif nommé Reena Spaulings, personnage fictif et schizophrène qui porte toutes les casquettes : artiste, galeriste (et galerie), critique et collectionneur. L’enjeu est notamment de se débarrasser de la notion d’auteur en entretenant la confusion sur qui a fait quoi, en prenant à rebrousse-poil la propriété et le copyright. Le même esprit anime un autre collectif, baptisé Continuous Project, auquel participe Wade Guyton aux côtés de commissaires d’expos et de critiques venus du sérail d’Artforum, magazine historique.
En 2005, l’atelier collectif se transforme. Il ne sera plus à New York mais hors les murs en quelque sorte, délocalisé partout, sur tous les lieux d’expo : c’est l’avènement de ce que Guyton-Walker nomment “une pratique poststudio”. A la dernière Biennale de Venise, le Pavillon international s’ouvrait avec des toiles aux motifs abstraits empruntés aux banals fonds d’écran. Appuyées les unes contre les autres, serrées, posées en équilibre sur des pots de peinture sérigraphiés, les oeuvres étaient aussi juchées sur les caisses dans lesquelles elles avaient été acheminées. Les caisses deviennent des sculptures et les affiches aux couleurs criardes du papier d’emballage.
Bordélisé comme un atelier où rien n’est fini, comme un lieu de stockage où tout est sur le départ ou sur le retour, le lieu d’expo fait figure de lieu de transition, de zone de livraison, et souligne énergiquement le statut de marchandise de l’art contemporain. Si bien que Kelley Walker et Wade Guyton réinventent doublement la Factory : fidèles à son esprit expérimental et à sa nature industrielle et industrieuse, ils composent des accrochages chaotiques où les oeuvres semblent attendre une nouvelle couche. Mais fidèle aussi à ce sens nonchalant du buzz et des affaires que cultivait Andy Warhol, le duo déchaîne l’hystérie de collectionneurs paniqués à l’idée de rater les nouvelles stars.
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