Pilier du Manhattan underground des années 80, le cinéaste Jim Jarmush suit de près les mutations de sa ville fétiche. Les années punk sont bien finies, mais rien ne peut tuer l’esprit de New York.
Jay McInerney restera-t-il à jamais l’auteur d’un seul livre : Journal d’un oiseau de nuit (Bright Lights, Big City, 1984), chronique urbaine et underground du New York des années 80 ? Sera-t-il pour toujours ce garçon glamour, cocaïné et couvert de top models à l’ombre de Bret Easton Ellis sur la photo de groupe d’une clique de jeunes écrivains circa 1985, dont certains vite perdus de vue ? Tous voulaient renouveler la littérature américaine en chroniquant crûment leur propre vie : entre marques de fringues et excès de drogues, de nuits blanches, de sexe, de fric et de désenchantement. Et si Jay McInerney était l’écrivain le plus sous-estimé de l’Amérique ? Le plus mal lu ? Quelques décennies et romans plus tard, il serait temps de mesurer l’importance de celui qui a su prendre le pouls d’une ville, New York, à une époque donnée (des années 80 à nos jours), prétexte à radiographier l’humanité occidentale et son intimité à l’aune de ses bouleversements sociétaux (la fin de la fête 80’s avec Trente ans et des poussières, l’onde de choc du 11 Septembre dans la vie des New-Yorkais avec La Belle Vie).
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Si l’establishment l’a toujours regardé de travers, Jay McInerney, qui aurait pu sombrer dans l’autodestruction comme un Truman Capote, l’a peu à peu pénétré, qu’il soit littéraire ou social (il a épousé l’héritière Anne Hearst, soeur de Patty et petite- fille de Randolph Hearst, le magnat des médias qui servit de modèle au Citizen Kane d’Orson Welles). Qu’on le veuille ou non, il a participé à l’un des pans les plus importants de la littérature américaine et, à 54 ans, il est en train de s’imposer comme l’un des meilleurs écrivains de son temps avec un recueil de nouvelles, Moi tout craché, unanimement acclamé dans son pays. Seize microromans parfaits de concision, de finesse, d’une acuité sans concession quant à ses contemporains, où il approfondit encore son sujet de prédilection : les amours ratées sur fond de Manhattan cocaïné, cynique, ambitieux, largué. Seize textes qui nous donnent plus que jamais des nouvelles de New York, d’hier et d’aujourd’hui.
ENTRETIEN >
Pourquoi cette envie d’écrire à nouveau des nouvelles, sept ans après How It Ended, votre premier recueil ?
Jay McInerney – Après avoir fini La Belle Vie, je ne savais plus quoi faire, alors j’ai commencé à relire des nouvelles : Hemingway et Fitzgerald mais surtout Raymond Carver. C’était très important pour moi car, depuis sa mort en 1988, je n’avais jamais pu le relire, ça me déprimait beaucoup trop. Carver a été mon mentor et m’avait appris deux choses : d’une part, que ce n’est pas la peine d’être alcoolique si on n’a même pas commencé à écrire – je buvais beaucoup à l’époque et n’avais aucune discipline. Il m’a enseigné qu’un écrivain doit s’astreindre à des horaires d’écriture chaque jour, comme un travail. Il m’a aussi appris à me méfier des jolies phrases et des fioritures, à toujours rechercher le mot juste.
Relire ses nouvelles a été une vraie source d’inspiration. J’ai réalisé combien j’aime les nouvelles et à quel point j’avais envie de comprendre comment cette forme fonctionne. En six mois, j’en ai écrit douze. D’habitude, je me servais des nouvelles comme d’esquisses pour mes romans, mais là, j’avais l’impression d’apprendre quelque chose : pour l’écriture d’une nouvelle, vous devez avoir en tête au préalable l’atmosphère, l’idée et l’histoire du texte, contrairement au roman – j’ai déjà écrit cent cinquante pages de mon nouveau roman et je ne sais pas encore comment il va finir ! Le point de départ de toutes ces nouvelles, c’est une anecdote : par exemple, ma femme Anne m’avait raconté l’histoire de ce couple dont la femme avortait chaque fois que son mari avait une aventure extraconjugale… C’était tellement inouï que je me devais d’imaginer toute leur vie. Et puis on m’a raconté l’histoire de deux filles de la bonne société qui vont dans un restaurant, parlent avec un jeune homme qui s’y connaît très bien en vin et en cuisine, jusqu’à ce qu’elles réalisent que c’est parce qu’il est serveur : j’en ai fait une histoire de classes, où le jeune homme comprend qu’il ne fera jamais partie de leur milieu, qu’elles le rejetteront finalement parce qu’il est serveur.
Ces nouvelles sont beaucoup plus sombres que vos romans. La forme courte vous rend pessimiste ?
Il me semble que dans une nouvelle, vous ne pouvez pas développer un ensemble d’émotions variées comme dans un roman, vous devez n’en choisir qu’une et vous y tenir. Et il m’est plus facile d’écrire des textes sombres, non pas parce que je suis déprimé – j’étais beaucoup plus déprimé il y a dix ans –, mais parce que l’aspect sombre de la vie engendre une dramatisation narrative plus intéressante que la réussite ou le bonheur.
Vous semblez heureux aujourd’hui. Vous êtes marié, vous avez du succès, et pourtant vos textes révèlent une vision extrêmement noire de l’existence…
J’ai beau croire que la bonté et la grâce sont possibles, que le changement est possible, je sais aussi que la nature humaine est profondément faible et que la vanité est bien plus forte que toutes les bonnes intentions. Certes, j’ai survécu à mes propres crises, j’ai surpassé certaines de mes faiblesses, mais j’ai eu de la chance, tout simplement. Le fait que je sois heureux en amour aujourd’hui, que je me sois sorti de certains problèmes, n’est pas la condition générale de l’humanité. Je crois aussi qu’écrire des romans, c’est imaginer des choses qui auraient pu arriver mais qui n’ont pas eu lieu. Quand j’écris, je pense aux autres décisions que j’aurais pu prendre, aux choix que je n’ai pas faits. Le bonheur est fragile, ainsi que la vie humaine, et il existe tant de possibilités de les gâcher. C’est cela la base de mon travail. Tolstoï disait que toutes les familles heureuses se ressemblent mais que toutes les familles malheureuses sont uniques dans leur malheur…
C’est pourquoi, dans vos livres et vos nouvelles, toutes les histoires d’amour finissent mal ?
J’ai été marié quatre fois et je suis bien placé pour savoir à quel point c’est difficile. J’ai payé très cher ma quête de romance : j’ai donc beaucoup appris, notamment que l’amour est quelque chose de compliqué à notre époque.
Plus que l’époque, n’est-ce pas plutôt New York qui détruit toute relation affective ?
Mon point de vue, en tant qu’écrivain, est totalement façonné par New York. J’écris sur New York, les New-Yorkais, et en effet, cette ville est terrible pour le couple, pour la monogamie, car vous avez constamment conscience de toutes les options qui s’offrent à vous. Les gens veulent toujours plus : plus d’argent, plus de consommation, et, d’une certaine façon, l’amour finit par faire partie de ce désir à grande échelle. De plus, les gens qui s’installent à New York, ceux qui y vivent, sont les plus accomplis des Etats-Unis : ce sont donc des êtres très séduisants, et c’est très dur d’y résister. Une part de moi espère que le couple est possible, une autre part se demande si le coeur humain est seulement capable de repos. On change de partenaires parce qu’on croit qu’il existe quelque part un être idéal qui va nous satisfaire complètement. Bien sûr, c’est une illusion. Il faudrait pouvoir se contenter de ce que l’on a. Au niveau littéraire, ce sont les êtres aux ambitions désenchantées qui m’intéressent le plus…
D’après vous, le 11 Septembre ou la récente crise économique ont-ils eu une influence sur le comportement des New- Yorkais ?
Moins que nous ne l’avions pensé. Juste après le 11 Septembre, tout le monde pensait que la vie ne serait plus jamais la même. Quand j’ai commencé à écrire La Belle Vie, trois mois après les événements, les New- Yorkais étaient dans un état de prise de conscience aiguë : plus conscients que jamais de la mortalité, du monde autour d’eux, des autres… Un état d’esprit comme celui qu’on a en temps de guerre – un état très difficile à maintenir. Graduellement, la vie reprend le dessus et les gens redeviennent comme avant. La nouvelle crise, cette récession économique, n’a pas changé grand-chose : les gens veulent redevenir inconscients et retourner acheter comme il y a un an. Ce n’est que si l’économie reste basse pendant un très long temps que notre culture peut s’en retrouver vraiment influencée. Pour le moment, tout le monde fait comme avant mais avec plus d’hypocrisie : une amie qui travaille chez Prada me disait que certains clients ne veulent pas qu’on mette leurs achats dans un sac siglé Prada mais un sac en carton brun anonyme.
La crise sera-t-elle la toile de fond d’un prochain roman ?
J’ai commencé à écrire un roman durant l’été 2008, peu de temps avant la crise, au sujet d’un homme qui a tout perdu. Ce qui m’intéresse dans ce sujet, c’est de montrer comment ce personnage va tout recommencer, sans argent, sans amis…
En vingt-cinq ans d’écriture, vous vous êtes imposé comme le chroniqueur de la vie new-yorkaise. Qu’avez-vous appris de cette ville ?
New York semble se renouveler tous les quatre ans. Le style, les manières et les vêtements évoluent, mais la nature humaine ne change jamais vraiment. Notre sens du progrès et du changement est une illusion : le 11 Septembre en est un grand exemple. A New York, nous avons toujours l’impression que nous commençons un nouveau chapitre mais au fond rien ne bouge. Quand vous êtes jeune – j’ai débarqué à New York en 1979 –, vous pensez que tout est possible, mais quand vous vieillissez, vous comprenez que les êtres sont toujours les victimes de leurs habitudes, de leur vanité, qu’il est très difficile de réaliser vos rêves, que la vie est un combat.
Avez-vous l’impression qu’on vous a trop réduit à votre premier roman, Journal d’un oiseau de nuit : le type qui sort tous les soirs, drague des mannequins et se dope ?
Ça m’amuse de voir que les gens croient me connaître encore aujourd’hui avec ce livre alors que je l’ai écrit il y a vingt-cinq ans. Mais je ne peux pas me plaindre : ce roman m’a permis de devenir écrivain, d’avoir du succès et de continuer à écrire.
Avec le recul, comment voyez-vous les années 80 ?
Comme une décennie assez naïve, alors que c’est supposé avoir été super décadent. Certes, les gens parlaient beaucoup d’argent à l’époque, mais ce n’était rien en comparaison des années 90 ou d’aujourd’hui. La prétendue décadence de l’époque ne me semble plus si évidente que ça et même, d’une certaine façon, ça a été une période assez innocente vu tout ce qui est arrivé depuis. C’était une ère d’hédonisme, une ère apolitique où les gens n’étaient pas concernés par les problèmes du monde, mais il me semble que les pires vices sont apparus dans les années 90… Et par rapport à aujourd’hui, il y avait une plus grande, ou disons une vraie contreculture : le punk-rock, les graffitis, la culture hip-hop. Il y avait davantage de place pour les jeunes gens arty désargentés : ils pouvaient louer des apparts à Manhattan car il y avait des quartiers pas chers, certes décrépis et dangereux, alors qu’aujourd’hui ils sont obligés de s’éloigner à Brooklyn. Manhattan était plus varié, et down town l’énergie était inouïe. C’était le lieu privilégié de la contre-culture musicale, des écrivains et de tous les freaks qui inventaient un mode de vie alternatif. Aujourd’hui, tout est devenu beaucoup plus commercial. Je suis de plus en plus nostalgique de cette créativité et de cette liberté des années 80 qui n’étaient pas sponsorisées par Hermès ou Gucci : les fêtes étaient seulement un truc hédoniste et une occasion de s’exprimer, de s’amuser. Aujourd’hui, dès qu’il se passe quelque chose, c’est récupéré et ça devient officiel dès le lendemain. Un livre comme Journal d’un oiseau de nuit serait, le temps d’être publié, déjà daté et périmé à sa sortie. Le fait que tout soit accessible si vite a ruiné toute possibilité de contre-culture.
Pensez-vous que les Américains ont du mal à vous prendre au sérieux à cause de cette image de noctambule cocaïné que vous traînez depuis vingt-cinq ans ?
Bien sûr que cela a entaché ma réputation comme écrivain. Mais qu’est-ce que j’y pouvais ? J’ai publié Journal d’un oiseau de nuit en 1984 et suis devenu célèbre du jour au lendemain ; tous les éditeurs se sont alors mis à vouloir publier des romans sur la vie de la jeunesse dorée écrits par un écrivain jeune, et Bret Easton Ellis a sorti Moins que zéro neuf mois après. J’avais organisé une grande fête pour lui : Billy Idol, Umberto Eco, Michael J. Fox étaient là, mais également les journalistes et photographes du Times et, le lendemain, nous étions en photo dans la presse. On sortait toute la nuit dans les clubs ou les fêtes, et boum, on ouvrait le journal et on tombait sur des photos de nous. On nous a même désignés comme un groupe d’écrivains et de fêtards, le “brat pack”… J’aurais pu séparer ma vie personnelle de ma vie professionnelle, faire plus attention à mon image, mais je n’avais pas conscience d’en avoir une. Je menais juste la vie que j’avais envie de mener. Il est vrai que j’aurais aimé que mes livres soient lus tels que je les ai écrits plutôt que comme des projections de ma célébrité, et que les critiques aient moins de préjugés. En même temps, je suis qui je suis : pas le genre d’écrivain qui se cache à la campagne ou dans une université. Et puis je suis certain que ma vie flamboyante a nourri mon travail de façon positive : je crois que je comprends la culture américaine beaucoup mieux qu’un auteur qui ne l’aurait pas expérimentée aussi intimement. J’étais au coeur de cette culture comme aucun autre écrivain américain ne l’a été.
Vous êtes proche de Bret Easton Ellis et de Candace Bushnell, l’auteur de Sex and the City. Comment voyez-vous cette génération d’écrivains ?
Je suis toujours lié avec Bret, mais il vit aujourd’hui à Los Angeles et son nouveau livre sera situé entre New York et Hollywood. Bret a toujours eu la vision la plus sombre, la plus cynique de nous tous, alors que la mienne est au fond plus romantique. Ce qui est intéressant avec Candace, c’est qu’elle est devenue un écrivain, alors qu’elle a commencé comme journaliste. J’aime les voir évoluer car même si nous sommes à peu près de la même génération, nous n’abordons pas les choses ni ne travaillons de la même façon. Bret est mon alter ego, mais mon alter ego monstrueux. Je me demande comment il fait pour dormir la nuit (rires). Peut-être qu’il canalise ses démons dans ses livres…
Dans un entretien, Bret Easton Ellis disait que vous aviez très mal réagi en vous retrouvant en caméo dans Lunar Park, son livre autobiographique.
Sur le moment, j’étais sous le choc, surtout que Bret me faisait apparaître comme j’étais en 1987, ce que je ne suis plus vraiment aujourd’hui. Puis j’ai compris son projet, qui est de mélanger toutes les périodes de sa vie dans un seul livre, et puis mon “personnage” m’a fait vraiment rire… Bret adore dramatiser. Il a raconté à tout le monde que je m’étais fâché avec lui à la suite de Lunar Park, ce qui est faux. Cela dit, dans mon prochain roman, il y aura un personnage d’écrivain inspiré par Bret !
Que pensez-vous de ces groupes d’extrême droite qui réagissent violemment contre Barack Obama ? L’Amérique est-elle encore profondément raciste ?
La bonne nouvelle, c’est que 55% des Américains ont voté pour Obama. Je crois que cela n’est arrivé dans aucune démocratie européenne, non ? La majorité des Américains l’aiment et veulent qu’il réussisse. Mais oui, il y a encore des racistes aux Etats-Unis et en général ce sont des extrémistes. Que tous les racistes n’aient pas soudainement disparu n’est pas une surprise. La surprise, c’est qu’un président noir ait été élu. Je ne pensais pas cela possible de mon vivant. Par ailleurs, je ne pense pas que ces réactions soient seulement dues à la couleur de peau d’Obama. Ces gens, très à droite, détestent tout autant Hillary Clinton.
Moi tout craché (Editions de l’Olivier), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Agnès Desarthe, 298 pages, 22 €
{"type":"Banniere-Basse"}