La popularité du Nantes artistique des années 1990 a accéléré l’institutionnalisation de sa culture. A la recherche d’un nouveau souffle, les pouvoirs publics ont misé sur la concentration des lieux nocturnes sur la friche industrielle de ’île de Nantes. Les acteurs locaux dénoncent un “Disneyland de la fête” face à un centre-ville dévitalisé, davantage destiné à attirer les touristes qu’à faire vivre les Nantais.
Nantes serait-elle devenue trop tranquille? Face aux virevoltantes années 1990, lorsque le tout nouvel édile Jean-Marc Ayrault met en place les festival des Allumés, permettant ainsi à “la belle endormie” de danser dans des cargos et de s’embarquer dans des simili-rave, les années 2010 sont bien ternes. Fermetures en série de cafés-concerts, déplacement de la fête vers l’île de Nantes ou côté campus, omniprésence des brigades antibruits…
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“On s’ennuie”, bâillent les écolos. Si le PS et l’UMP s’accordent pour pointer une “fin de cycle”, Pascale Chiron, candidate EE-LV à la mairie est plus directe : “Si je suis élue maire, je convoque Jean Blaise dans mon bureau.” Halte au blasphème. Jean Blaise, c’est plus qu’une figure à Nantes. C’est l’apôtre d’une révolution artistique, l’architecte de la Nantes rigolote, celle renommée pour ses scènes et son appétit pour la fête. Blâmer Jean Blaise, c’est un peu toucher à l’identité nantaise des vingt dernières années.
L’institutionnalisation de la culture
Alors que s’est-il passé pour qu’on se retourne sur saint Blaise ? Les prolifiques années 1990 ont vu l’émergence de plusieurs initiatives animant la cité des ducs de Bretagne (Royal de Luxe, les Folles journées). L’idée : présenter l’art différemment dans toute la ville, à toutes heures avec une forte ouverture à l’international. C’est la naissance de la trinité des “opérateurs-entrepreneurs” avec Jean Blaise, Pierre Oréfice et René Martin, largement sollicités à l’étranger.
Puis, le festival des Allumés a engendré la scène nationale du Lieu Unique, qui lui-même à donné lieu à la biennale de l’Estuaire. Royal de Luxe a accouché des “Machines de l’île”, et c’est dorénavant le Voyage à Nantes, société d’économie mixte à vocation culturelle, qui garde le fort.
“La culture est devenue institutionnelle, se plaint Chiron. Tout est compartimenté dans les maisons de quartier, les salles publiques…”. “Jean Blaise monopolise toutes les situations culturelles et empêche toute proposition alternative d’exister”, critique Patrice Joly, directeur de la galerie associative Zoo Galerie. Johanna Rolland, première adjointe et candidate PS à la mairie se défend : “Il y a une institutionnalisation qu’on le veuille ou non, mais c’est aussi une réussite ! Il reste encore des espaces libres”.
Anne Langlois, directrice du labo artistique rennais 40mcube, analyse la situation nantaise. “Nantes a une vision touristique de la culture en choisissant de miser sur un ou deux projets. C’est très efficace pour la communication de la ville, ils attirent beaucoup de monde. Mais ça n’entretient pas l’art au quotidien.”
De moins en moins de bars qui se ressemblent de plus en plus
Parallèlement à cet appauvrissement ressenti de la culture locale – “non seulement la ville ne génère pas de nouveaux artistes mais les rares qui émergent, elle ne sait pas les garder” lâche Joly –, le monde de la nuit a subi de plein fouet la réglementation nationale en matière de lieux nocturnes. Rajoutez encore les plaintes des riverains énervés par les noceurs-clopeurs qui rient trop fort sur leurs trottoirs, et vous obtenez un centre-ville endeuillé par les fermetures de bars.
“L’association de musique Shamrock rencontre des problèmes pour trouver des bars en centre-ville qui acceptent d’accueillir des concerts à cause du voisinage”, note Nicolas Mallassagne, président du bureau des étudiants de l’école de commerce Audencia. “Les lieux nocturnes sont à la croisée de trois politiques publiques, sécuritaire, économique et culturelle, chacune régie par sa propre règlementation, complète Denis Talledec, directeur du Collectif bar-bars, né à Nantes, qui fédère les cafés-cultures français. Sauf que ces bars sont généralement de très petites entreprises qui n’ont pas les économies pour une mise aux normes.”
Pour survivre, les lieux nocturnes s’autocensurent. “Il reste encore des îlots comme la rue du Maréchal Joffre, mais on assiste à une uniformisation des cafés-concerts restants, quasi tous portés sur la chanson française et les concerts acoustiques.”
“Starbucks de la vie nocturne”
La mairie a alors proposé un plan. Puisque les riverains sont gênés par le bruit des bars, pourquoi ne pas les délocaliser sur la pointe de l’île de Nantes, vaste friche industrielle ? C’est la naissance du Hangar à Bananes. Non loin de la Fabrique, prodigieuse structure pour les musiques actuelles, l’ex-hangar à bananes historique de la ville est désormais découpé en bar à thèmes, et placé sous l’égide de Jean Blaise et de l’Office du tourisme.
Une visite des lieux laisse l’assoiffé pantois. Après avoir marché au milieu de rien, un gros bloc carré s’impose sur les bords de la Loire. En s’approchant, on distingue une dizaine de vitrines et autant de bars à thème : voici La Calle, bar latino, le Ferrailleur, plutôt rock, l’Altercafé pour les éco-citoyens, le LC Club pour “les clubbeurs avertis”…
“Ces bars ont tous une identité en carton, commente Raphaël d’Hervez, membre du groupe nantais Pégase. Ça attire beaucoup d’habitants de l’agglo, un peu le même public que celui qui fait ses courses au centre commercial.” “Au Luxembourg ou à Dublin, on trouve le même concept avec des bars tous fabriqués de la même façon, râle Denis Talledec. La diversité artistique est en jeu ! Est-ce qu’on veut vraiment faire des Starbucks de la vie nocturne ? On est en train de tuer notre biotope culturel. On veut ghettoïser la fête alors que les bars sont des lieux de rencontre quotidien entre habitants. Ce serait une bêtise urbanistique, culturelle et sécuritaire : concentrer les choses, c’est concentrer les problèmes !”
Conseil consultatif de la nuit et office de tranquillité publique
“Et puis il ne faut pas se leurrer : on va construire des logements neufs sur l’île de Nantes, ce qui amènera de nouveaux habitants qui seront gênés par le bruit, ce qui génèrera les mêmes ennuis”, soulignent à leur tour les deux maires de la nuit nantaise, Arnaud Tesson et Vincent Beillevaire. Elus en novembre, ces bourgmestres spécialisés dans la vie nocturne souhaitent la mise en place d’un conseil consultatif réunissant tous les acteurs de la nuit, la préfecture, la ville, les urgentistes, et les riverains, pour définir des objectifs communs et co-évaluer les politiques en cours. Timides, la socialiste Johanna Rolland et la candidate UMP Laurence Garnier proposent de continuer à développer la zone de nuit sur l’île de Nantes, tout en redynamisant les bars du centre-ville. En gros, maintenir la fête dans le centre jusqu’à 2 heures puis la poursuivre sur l’île de Nantes. Pour répondre aux inquiétudes des riverains, il faudra mettre en place un Office de la tranquillité publique. “C’est n’est ni grave, ni désespéré, désamorcent les maires de la nuit. Mais la situation mérite qu’on s’en occupe maintenant”. Mathilde Carton
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