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Comment parvenir à montrer ses collections quand on n’a pas les moyens d’accéder au classique défilé? Happenings, présentations informelles, vidéos, les jeunes créateurs redoublent d’inventivité.
« Faire beaucoup avec peu. » Stéphane Ashpool, le créateur de la marque parisienne Pigalle, résume ainsi son leitmotiv. Pour les créateurs émergents qui ne tutoient pas les grandes maisons – les Vuitton, Saint Laurent ou Chanel -, soit une bonne majorité d’entre eux, le défilé demande des moyens humains, techniques et financiers souvent inaccessibles. Montrer sa collection est une galère synonyme de débrouille mais toujours stimulante.
La présentation représente parfois une solution intermédiaire, « plus réaliste », selon Jean-Jacques Picart (célèbre attaché de presse et consultant du monde de la mode et de la haute couture), car moins figée – tout le monde est débout. C’est l’option choisie par Alexandre Mattiussi, le créateur d’Ami, qui préfère pour l’instant ne pas défiler. « Des allers-retours sur un podium, ce n’est pas forcément moderne. En tant que jeune marque, on avait besoin de quelque chose de moins formel, où l’on puisse rencontrer les acheteurs et les journalistes autour d’un verre », explique cet ancien de chez Dior, Givenchy et Marc Jacobs. Il ajoute : « L’idée de la présentation fonctionne jusqu’à un certain point car il est plus facile d’asseoir 600 personnes que de les laisser debout. En fait, c’est plus une question d’attitude : le défilé colle moins bien à notre manière de faire des vêtements. Ami représente un vestiaire de potes, la proximité fait partie de l’ADN de la marque. »
Défilé ou présentation, peu importe, tant que la démarche est assumée et la maturité au rendez-vous. « Les louanges sont faciles à assumer mais il faut être prêt à encaisser les critiques. C’est parfois très difficile », avoue Jean-Jacques Picart, qui préconise de ne défiler qu’après avoir fait « deux ou trois saisons de présentations, d’abord devant un cercle restreint puis en l’agrandissant. » La dichotomie entre défilé et présentation s’estompe chez une nouvelle génération de créateurs qui proposent des événements hybrides : Olympia Le-Tan et son show burlesque dans les cuisines du musée Camondo, Alix Thomsen et sa chorale dans la cave du restaurant Nanashi, Simon Porte (Jacquemus) et sa grève du style avenue Montaigne. Stéphane Ashpool, qui vient de boucler le dernier « défilé » Pigalle dans le cadre irréel de l’église Saint-Jean de Montmartre, explique sa démarche : « Mes parents sont issus du théâtre et j’ai un faible pour la mise en scène. J’aime que ce soit plus qu’un défilé, avec un live, un lieu, des personnages, une vraie mise en scène, à laquelle je réfléchis dès que je dessine la collection. »
Comme Jean-Charles de Castelbajac, pionnier des défilés-happenings qui dépassent le cadre de la mode, Maroussia Rebecq, l’insaisissable fondatrice d’Andrea Crews, a pris l’habitude de convoquer de l’art ou du social autour de ses vêtements. « Au début, on s’en foutait de la fringue, l’idée était, par ce biais-là, de réunir des énergies et de proposer une réflexion plus large sur un mode de vie, un peu comme dans l’art », raconte-t-elle. De ce postulat découlent dix ans – fêtés en 2012 – d’événements à mi-chemin entre art, musique, social et mode. C’est un fait, de plus en plus de « défilés » sortent des sentiers battus de la fashion week. Pour son défilé du 4 mars prochain, le Belge Jean-Paul Lespagnard avait envie d’être « compétitif vis-à-vis des grandes maisons » : « Il faut de l’efficacité et de l’impact, je veux qu’on puisse entrer et sortir deux minutes plus tard en ayant une idée précise de la collection, en sachant si on aime ou pas. »
Quelle que soit la forme que les créateurs privilégient, l’argent reste le nerf de la guerre. Mannequins, maquillage, production (lumières, mise en scène, vidéo, photo, installation des tribunes), lieu, bureau de presse : un défilé coûte inévitablement de l’argent. Entre 30 000 et 100 000 euros. Un budget conséquent à l’échelle de petites structures, mais la plupart des créateurs sont conscients que cela fait partie de l’équation et le budgétisent chaque année. Avoir anticipé ne signifie pas pour autant dépenser sans compter et chacun, à son échelle, grapille sur ce qu’il peut pour faire baisser l’addition. C’est là qu’intervient la débrouille. Car l’essentiel est que cela ne se voie pas.
Musicien et patron d’un garage qui customise des bécanes, Oualid a pendant quelques années organisé des défilés de mode à des tarifs défiant toute concurrence, pour Devastee, Ivana Helsinki ou Castelbajac. Ses recettes ? « Mutualiser le lieu du défilé et négocier tous les prix comme un chacal », rigole-t-il, attablé à la terrasse d’un café sur les Grands Boulevards. Il se souvient : « Je faisais jouer à plein mon carnet d’adresses dans la musique pour débusquer des lieux pas trop prisés pendant la fashion week, et j’arrivais à ce que le défilé tourne autour de 10 000 euros. » « Faire un défilé qui ne coûte rien est très, très compliqué, assène Lucien Pagès, qui dirige un bureau de presse spécialisé dans les indépendants et les petits créateurs. Certains frais comme l’électricité ou les mannequins sont quasiment incompressibles. » Jean-Charles de Castelbajac se rappelle avoir demandé à tous ses potes de venir défiler gracieusement. Maroussia Rebecq est coutumière du fait. « C’est fou comme un jeune créateur a la capacité de générer une synergie de réseau du coeur autour de lui », remarque Jean-Jacques Picart.
Concernant le lieu, tous les arrangements sont bons, avec quelques exigences tout de même. Un cadre original apporte une touche de fraîcheur, mais son emplacement dans Paris est essentiel. Lucien Pagès se souvient du casse-tête imposé par le calendrier. « La date et le lieu sont cruciaux. Il faut réunir les gens les plus importants pour nous mais si on se retrouve entre deux défilés et trop éloigné, les journalistes auront peur de rater le défilé suivant », raconte celui qui se souvient d’avoir effectué des simulations chronométrées de trajets pour déterminer le choix d’un lieu. Pour faire venir les journalistes et les acheteurs, un spectacle original dans un cadre inattendu se révèle assez efficace. « Eux aussi ont envie de s’amuser. Je suis réputée pour proposer des trucs bizarres et drôles, donc les gens se déplacent, cela fait office de pause dans leur journée », sourit Olympia Le-Tan. « Ces présentations originales sont un contrepoint de charme à la magnificence des grandes marques », résume Jean-Jacques Picart. Depuis ses débuts dans les années 70, Castelbajac a compris que l’originalité paie, investissant des lieux « non formatés » – la station de métro François-Mitterrand, le rayon électroménager du BHV, le parking de la place du Marché-Saint-Honoré.
L’initiative Made, débarquée de New York depuis deux saisons, propose une alternative. Made est née en 2008 du rapprochement de trois figures de la mode locale. la spécialiste des relations publiques Jenné Lombardo (M.A.C.), le producteur Keith Baptista (Prodject) et le directeur artistique Mazdack Rassi (Milk Studios) ont monté une société qui parraine un pool de jeunes créateurs concernant leurs défilés, grâce à l’aide d’entreprises mécènes. « On voulait qu’ils puissent se focaliser uniquement sur leur travail et ne perdent pas d’énergie avec des questions d’intendance », expose Jenné Lombardo. Près de quarante créateurs ont profité de l’initiative à New York, comme Proenza Schouler ou Band of Outsiders. À Paris, ce sont pour l’instant près de dix créateurs qui vont être aidés, dont Anthony Vaccarello, Ligia Dias ou Julien David. Comme Oualid, Made mutualise tous les moyens mobilisés pour le défilé, de la salle aux RP en passant par le maquillage. « Ils ont senti qu’il fallait organiser cette hospitalité pour les jeunes créateurs à Paris, commente Jean-Jacques Picart, c’est une bonne aide à la création qu’il faut arriver à personnaliser. Je regrette juste que cette belle initiative ne soit pas française. » C’est sur la personnalisation trop limitée du lieu – l’hôtel Salomon de Rothschild – que cela a un peu coincé chez certains participants. Olympia Le-Tan et Damir Doma se sont retirés du programme car ils avaient chacun trouvé un lieu qu’ils préféraient.
Pour que le microcosme de la mode se déplace, encore faut-il figurer dans le calendrier officiel de la Chambre syndicale du prêt-à-porter, des couturiers et des créateurs de mode. Cette instance édite un calendrier in et un off. Évidemment, être en in garantit un horaire réservé, mais la sélection est rude. Les créateurs postulent sur un ou plusieurs créneaux, dont certains possèdent déjà une belle liste d’attente. Selon Lucien Pagès, qui est en relation quasi permanente avec la Chambre syndicale pendant la préparation du calendrier, ce qui entre en ligne de compte pour obtenir un créneau est « l’ancienneté de la demande, la crédibilité de la marque, les points de vente, ou encore la pérennité du projet ».
Mais une fois en in, les inégalités demeurent, car avec les retards récurrents, les problèmes de circulation dans la capitale, les « petits » défilés sont les plus vulnérables. En off, le principal problème est que sur un même horaire, plusieurs événements peuvent se chevaucher et il devient alors parfois très difficile de faire venir tous ceux que l’on attendait. La logique veut qu’un créateur fasse d’abord ses preuves quelques saisons en off avant d’obtenir un créneau en in. Jean-Paul Lespagnard doit probablement être l’un des seuls à s’être payé le luxe de refuser une invitation de la Chambre syndicale à défiler en in. « Ça m’allait bien d’être le rebelle, je voulais être le petit qui défilait en off, faire les choses plus librement, et quand je me suis senti prêt, j’ai sauté le pas », explique le styliste belge.
Reste une question : défiler est-il toujours aussi important aujourd’hui, à l’heure d’internet et de la puissance des blogs qui figurent désormais aux côtés des magazines au premier rang de tous les défilés ? Le jeune créateur de Jacquemus, Simon Porte, s’est par exemple fait remarquer grâce à des vidéos virales présentant sa collection, et à son hyperactivité sur les réseaux sociaux. Un buzz qui va aujourd’hui se traduire sur les podiums, Jacquemus défilant pour la seconde fois cette année. « C’est un progrès fantastique par rapport à l’époque où j’ai commencé », s’extasie JCDC, qui estime toutefois que l’exercice reste « fondamental ». « Rien ne dépasse la fulgurance – ou pas d’ailleurs – d’une dizaine de minutes de défilé, ça oblige à aller à l’essentiel, c’est révélateur d’une ambiance », ajoute celui qui a commencé avec des défilés de plus d’une heure. À condition, comme le rappelle en conclusion Jean-Jacques Picart, de ne pas perdre de vue l’objectif final : « L’erreur est de considérer que défiler est nécessaire. La priorité, c’est de vendre. Si un créateur défile sans vendre, il fera faillite. Il vaut mieux qu’il investisse ses maigres ressources dans une structure commerciale, un bon agent et un bon attaché de presse. Le défilé viendra plus tard. »
Gino Delmas
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