En décembre 2018, à la suite des pressions judiciaires et politiques, SOS Méditerranée avait dû renoncer à l’affrètement de l’Aquarius, bateau humanitaire portant secours à des migrants naufragés en Méditerranée centrale. Dans les semaines à venir, l’ONG et son partenaire médical Médecins sans frontières vont retourner en mer avec un nouveau navire, l’Ocean Vicking. Sophie Beau, co-fondatrice de SOS Méditerranée, a bien voulu répondre aux questions des Inrocks.
Après la fin de l’Aquarius, vous retournez en mer avec un nouveau navire, l’Ocean Vicking. Est-ce un soulagement pour vous de pouvoir reprendre votre action ? Votre démarche reste-t-elle la même ?
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Sophie Beau – Oui, c’est un soulagement. Depuis que nous avons dû renoncer à l’affrètement de l’Aquarius, nous avons tout fait pour pouvoir repartir le plus vite possible en mer pour faire nos missions de sauvetage – lesquelles sont, tout de même, vitales. Cela a pris du temps : nous avons mis fin au contrat de l’Aquarius le 31 décembre 2018, et il a fallu sept mois de préparatifs pour repartir en mer.
On est donc soulagés de repartir en mer, même si nous ne sommes pas soulagés, par ailleurs, par rapport à l’urgence humanitaire qui continue en mer Méditerranée. C’est pour cela qu’il fallait repartir au plus vite. Et ce, sachant qu’il y a encore moins de bateaux aujourd’hui qu’il n’y en avait il y a quelques temps. Là où il y a vraiment urgence, et c’est pour cela que ces longs préparatifs ont été compliqués pour nous, c’est que la situation en mer Méditerranée centrale est aujourd’hui tout aussi périlleuse pour les personnes qui traversent : le taux de mortalité a explosé par rapport au nombre de traversées, qui, lui, a énormément diminué. Comme il n’y a quasiment plus de navires de sauvetage, les personnes qui partent en bateaux se noient : leurs embarcations ne sont pas plus robustes qu’avant, elles ne peuvent pas faire cette traversée, qui est très très longue, entre la Libye et l’Italie.
C’est aussi à relier avec la situation humanitaire catastrophique qui prévaut en Libye. On sait très bien que, pour les migrants, cela fait des années que c’est un enfer. Et, en plus de tout ce qu’ils endurent dans les camps de détention – avec ce business de la traite humaine, qui les met dans les mains de passeurs qui extorquent des fonds, les maltraitent, les violent et les contraignent au travail forcé et parfois à l’esclavage –, il y a en plus une guerre civile qui fait rage en Libye depuis trois mois. On a bien vu récemment que l’un des centres de détention avait fait l’objet de bombardements, avec des dizaines de migrants morts. La situation est donc absolument critique en Libye, surtout pour les migrants et les réfugiés, et donc bien évidemment les gens n’ont qu’une idée en tête : quitter cet enfer à n’importe quel prix, et a fortiori celui de mettre leur vie en danger sur la mer Méditerranée.
D’après l’Observatoire international des migrations et le Haut Commissariat aux réfugiés, 426 personnes sont en effet mortes en mer Méditerranée centrale depuis le début de l’année 2019, et ce, à minima…
Ce sont en effet des personnes qui ont été décomptées par l’Observatoire international des migrations sur cet axe de Méditerranée centrale – il y en a donc encore plus sur l’ensemble de la Méditerranée. Cet axe n’est pas celui où il y a le plus de traversées, c’est entre la Turquie et la Grèce que c’est le cas, mais il reste de loin celui le plus mortel du fait de cette très grande dangerosité et de cette distance énorme qu’il y a entre les côtes libyennes et italiennes.
On utilise ces chiffres, on n’a pas de décompte en dehors de cela. Mais ce qu’il faut bien savoir, c’est que ces chiffres sont vraiment à minima : il s’agit uniquement de personnes qui ont été soit repêchées lors de fouilles sur les plages, etc., ou bien strictement identifiées par des survivants de naufrages qui pouvaient dénombrer qu’il y avait tant de personnes avec eux. Mais on ne sait absolument pas combien d’embarcations sont parties et ont sombré sans qu’il n’y ait de témoins qui restent. Cela peut donc être beaucoup plus. Il y a entre 600 et 800 000 personnes migrantes qui sont piégées en Libye, soit un chiffre beaucoup plus élevé que les chiffres officiels en centres de détention. Il y a énormément de gens qui sont utilisés en dehors de ces centres, dans des business de traite humaine, dans des camps non-répertoriés, et qui cherchent à fuir par tous les moyens.
Il faut aussi bien souligner que la théorie de “l’appel d’air”, comme quoi la présence de bateaux encouragerait les départs, ne fonctionne pas. Depuis un an, il n’y a presque plus de navires de sauvetage en mer, et pourtant des personnes continuent à traverser. Résultat : elles meurent. C’est ce qu’on dit depuis toujours, et les chiffres le montrent.
En quoi l’Ocean Vicking est-il “plus performant pour la recherche et le sauvetage” que l’Aquarius, comme vous l’écrivez dans un communiqué ?
Il faut un peu contextualiser. Pour ce qui est des opérations de recherche, jusqu’à juin 2018, la zone de détresse en Méditerranée centrale était couverte et coordonnée par les gardes-côtes italiens. Jusqu’à cette époque-là, on recevait des informations sur les bateaux en détresse depuis le centre de coordination des secours à Rome. Mais, fin juin 2018, tout a été transféré aux gardes-côtes libyens – si on peut dire qu’il existe vraiment des gardes-côtes libyens, car c’est un port constitué – qui, eux, depuis un an ne transmettent absolument pas d’informations sur les bateaux en détresse : l’objectif de toute la politique européenne est de leur faire intercepter ces embarcations de fortune et de les ramener en Libye.
Il y avait donc un enjeu majeur à améliorer notre capacité de recherche à partir de nos bateaux de sauvetage. L’Ocean Vicking a un pont plus élevé que ne l’était celui de l’Aquarius, avec donc une passerelle plus élevée, ce qui permet d’avoir une visibilité beaucoup plus loin : on peut aller jusqu’à 10-12 milles nautiques (soit entre 18,5 et 22,2 km, ndlr) de visibilité, ce qui est beaucoup. Cela permet de plus facilement repérer des embarcations en détresse. En outre, cette passerelle est circulaire, nous avons donc une visibilité à 360°. On a également de meilleurs équipements en terme de radars et caméras infrarouges, qui nous permettent de travailler la nuit : on a eu beaucoup de sauvetages et de recherches faites de nuit, il n’y a pas d’heure pour être en détresse en mer. Donc globalement, sur la capacité de recherche, on a un outil qui est plus performant.
En terme de sauvetage également, nous avons pu capitaliser sur trois ans d’expérience avec l’Aquarius. L’Ocean Vicking va plus vite que son prédecesseur, ce qui va nous permettre d’arriver plus rapidement sur les bateaux en détresse. Ce n’est pas du tout un détail. A de très nombreuses reprises, on est arrivés devant des embarcations qui étaient en train de couler. Donc là, si nous pouvons gagner trente minutes, cela fait toute la différence entre un sauvetage réussi et un sauvetage critique, avec des dizaines de noyés. Il y a aussi une meilleure possibilité d’embarquer des canots de sauvetage – qui passent de trois sur l’Aquarius à quatre sur l’Ocean Vicking -–, ainsi que des dispositifs de mise à l’eau plus rapides et plus faciles. On a aussi beaucoup plus de place pour stocker des équipements, ce qui peut s’avérer utile si on est amenés à patienter en mer pour trouver des ports d’embarquement, etc. Nous avons donc pu bénéficier de notre expertise sur l’Aquarius, ainsi que du contexte que nous avons pu analyser ces derniers mois, pour mieux équiper ce nouveau navire.
Ensuite, au niveau de l’accueil des rescapés, notre expérience nous a aussi servi. Evidemment, ce n’est jamais vraiment sophistiqué, cela reste un navire de sauvetage, et on reste dans des conditions extrêmes. Si des systèmes aménagés à partir de plusieurs conteneurs pouvaient déjà abriter les femmes et les enfants sur l’Aquarius, cette fois-ci, avec l’Ocean Vicking, nous avons l’équivalent pour les hommes, qui pourront eux-aussi s’abriter des éléments. Quand on est en haute mer, il y a des tempêtes, des paquets de vagues, le soleil très fort, etc… Enfin, le dernier élément est la clinique qui est beaucoup plus spacieuse et mieux équipée que la précédente. On est donc vraiment sur les trois dimensions : à la fois la recherche, le sauvetage,et l’accueil, qui vont se faire dans de meilleures conditions.
En décembre 2018, vous aviez été contraints d’arrêter l’activité de l’Aquarius, qui avait pourtant secouru près de 30 000 personnes entre février 2016 et septembre 2018. Et ce, notamment après avoir été privés de pavillon mais aussi du fait de la fermeture des ports pour les navires humanitaires, en Italie. On se rappelle aussi de juin 2018, quand l’Aquarius s’était retrouvé en mer plusieurs jours, avant d’être finalement accueilli en Espagne (Emmanuel Macron gardant le silence, alors que le navire était plus proche des côtes françaises). Sept mois plus tard, ne craignez-vous pas que le même sort soit potentiellement réservé à l’Ocean Vicking ?
Je voudrais apporter une précision : la plupart des médias retiennent l’histoire du pavillon, qui est en effet spectaculaire, et du jamais-vu dans l’histoire maritime. Mais ce n’est pas la raison pour laquelle nous avons dû renoncer à l’Aquarius. Un pavillon, on pouvait en retrouver un, on avait d’ailleurs des pistes très sérieuses. Mais ce qui a été décisif, c’est que les Italiens – avec notamment un procureur en Sicile qui mène une croisade anti-sauvetage depuis un certain temps – ont fait un dossier judiciaire en novembre 2018 à l’encontre de l’Aquarius. Et ce, en prétextant – et pour nous, ce sont des allégations complètement fallacieuses – qu’on avait mal fait le tri des déchets à bord du navire car ils avaient saisi dans nos poubelles des restes de repas et de vêtements de migrants, ce qui comportait selon eux des risques infectieux pour l’Italie.
Sur la base de ce motif, ils ont fait une demande de saisie de l’Aquarius, qui n’a pas été mise en exécution, car le navire était justement à Marseille, où nous recherchions un nouveau pavillon, à ce moment-là. Heureusement, les autorités françaises n’ont pas du tout coopéré avec la justice italienne pour mettre en œuvre cette demande-là. Reste que c’était une menace qui pesait sur l’Aquarius, qui faisait que si on était repartis en mer avec, à la première occasion, les Italiens auraient saisi le navire. Or, la saisie d’un navire coûtant 11 000 euros par jour, cela aurait été la fin de nos opérations et de SOS Méditerranée : on aurait dû continuer à le louer, sans pouvoir faire nos opérations de sauvetage. A cause de cette poursuite judiciaire en Italie et cette demande de saisie, nous avons donc pris cette décision de renoncer à l’affrètement du navire.
Les autres éléments que vous citez font partie de toute une série d’attaques et de harcèlement politique à notre encontre, très clairement à l’initiative de l’Italie, nous en avons la certitude et la preuve. Mais c’était vraiment cette histoire de dossier judiciaire monté de toutes pièces qui nous a bloqués. C’est la stratégie adoptée par les Italiens, en fait : ils bloquent les navires de sauvetage les uns après les autres, pour retarder le retour en mer. On n’a aucune crainte sur l’issue de ces procédures mais, en attendant, il n’y a rien qui bouge. Si on avait toujours l’Aquarius, on serait toujours bloqués.
Concernant l’Ocean Vicking, non, on n’a pas peur qu’il nous arrive les mêmes problèmes qu’avec l’Aquarius. Depuis ses débuts, SOS Méditerranée a toujours très scrupuleusement respecté le droit maritime, qui est un socle fondamental qui permet et qui, au final, oblige les capitaines au devoir d’assistance en mer à toute personne en détresse. C’est donc un fondement légal qui est inattaquable. Et si avec l’Ocean Vicking nous ne sommes pas en prise directe avec l’Italie, ce qui n’est pas du tout notre intention, il n’y aucune raison que l’on soit attaqués. Ce qui s’est passé avec l’Aquarius c’est que nous débarquions à l’époque en Italie, ils en ont donc profité pour saisir nos poubelles et monter ce dossier de toutes pièces.
D’autre part, il y a eu ces attaques sur l’état des pavillons de Gibraltar et de Panama, et on sait que l’Italie a fait pression. Aujourd’hui, on a un pavillon norvégien et on ne s’attend pas du tout à la même capacité de pression de l’Italie sur la Norvège, dans le sens où c’est une très grande nation maritime, qui par ailleurs défend de manière très publique, sincère, et dans le temps, les droits humains sur la scène internationale. On pense que la Norvège est un Etat qui prend et prendra ses responsabilités. Il suffirait juste que tout le monde observe le droit maritime et le droit international pour permettre de continuer notre action.
Que souhaitez-vous justement dire aux Etats européens ?
On souhaite leur dire qu’il faut qu’ils respectent le droit maritime international, et que surtout depuis un an, depuis que des responsabilités ont été transférées aux gardes-côtes libyens, on est dans une espèce de zone de non-droit en mer Méditerranée. En effet, en interceptant des personnes en Méditerranée et en les ramenant en Libye – pays non sûr où leur vie est menacée –, ces gardes-côtes font quelque chose d’illégal.
On demande donc à ce qu’un vrai mécanisme de coordination des sauvetages soit remis en place de manière respectueuse du droit en Méditerranée centrale, avec notamment la nécessité d’aborder la question du débarquement des rescapés en lieu sûr, de manière coordonnée et prévisible, comme le prévoit normalement le droit maritime international. Normalement, les Etats côtiers doivent prendre la responsabilité du débarquement, ce n’est pas au capitaine qui doit décider de cela, on doit lui indiquer un lieu sûr. Or si l’on suit ce qui se passe depuis un an, la logique voudrait que ce soit les gardes-côtes libyens qui indiquent un port sûr, hors Libye. Et, alors que tout cela va à l’encontre même des accords qu’ils ont passé avec les Européens, avec pour but qu’ils puissent ramener ces personnes en Libye. On demande donc vraiment que les Etats respectent le droit et qu’on arrête de ramener les gens vers un enfer absolu.
A cet égard-là, il y a eu des réunions à Paris entre les ministres de l’Intérieur et des Affaires étrangères de l’Union européenne (UE), avec apparemment des avancées dans ce sens. On n’est pas encore sur quelque chose de finalisé et qui réunit tous les pays de l’UE, mais très clairement le président Emmanuel Macron a annoncé lundi 22 juillet qu’il y avait un accord, en tout cas temporaire, et qu’on allait vers un accord de plusieurs pays pour justement se répartir les rescapés après les sauvetages. Huit pays sont déjà d’accord et les discussions doivent continuer en septembre à Malte, en impliquant 14 pays. Nous espérons donc vraiment que ces déclarations vont être suivies d’effets, car très clairement, dès le premier sauvetage de l’Ocean Vicking, la question va se poser à nouveau, et ce comme pour tous les bateaux qui font du sauvetage depuis un an. A chaque fois, il y a eu des discussions pas possibles entre Etats, d’intenses négociations diplomatiques, pour trouver des solutions pour les débarquements. Ce qui est complètement absurde au regard du droit, mais qui a aussi un énorme coût politique : montrer à la face de l’Europe toutes ces dissensions entre pays pour 14, 42 ou 100 personnes, c’est quand même aberrant.
L’arrivée de ce nouveau navire est corrélée au lancement d’une campagne d’appel aux dons #BackAtSea. En quoi consiste-t-elle ?
On la lance car les opérations maritimes coûtent très cher : cela coûtait 11 000 euros par jour avec l’Aquarius, cela coûte maintenant 14 000 euros avec ce nouveau navire plus puissant et plus performant. Nous sommes une organisation de citoyens. L’Aquarius n’a pu aller en mer que grâce à la mobilisation exceptionnelle de la société civile européenne dès 2015-2016. On en appelle donc vraiment à tous les citoyens européens. Si on a pu mettre un premier navire à l’eau, puis un second, c’est grâce à leur soutien. Selon notre bilan financier de 2018, 98 % de nos ressources sont des dons privés. Cela montre dans quelle mesure on a besoin des donateurs, et ce, que ce soit des citoyens ou des entités. En effet, certaines entreprises, en général à dimension humaine, de même que des fondations ou associations, rejoignent ce soutien des particuliers.
Nous avons absolument besoin de cet argent pour pouvoir garder ce navire en mer aussi longtemps qu’il le faut. Notre but n’est pas de lancer une campagne à durée déterminée : on repart en mer aussi longtemps que la situation l’exigera, et tant que des personnes qui tentent de traverser ne seront pas secourues par une flotte suffisante mise en place par les Etats eux-mêmes. Puisqu’il n’y a plus aucun moyen de sauvetage étatique en mer aujourd’hui, il faut absolument que la société civile se mobilise.
En fait, on est dans la même position qu’au démarrage de SOS méditerranée : face à la défaillance des Etats, on appelle à la société civile à se mobiliser, car on pense que ce n’est pas acceptable de laisser des personnes se noyer aux portes de l’Europe sans rien faire. Si la société civile peut faire quelque chose, elle doit le faire. Nous aussi, prenons nos responsabilités en tant que citoyens, et faisons ce que nous pouvons faire. C’est insuffisant, on ne pourra jamais couvrir l’ensemble de la zone de sauvetage avec un seul navire, mais quand on voit qu’on a pu secourir 30 000 personnes en 32 mois d’opérations, il faut retourner en mer, et surtout y rester.
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