Star de la pop philosophie, le Slovène Slavoj Zižek publie La Nouvelle Lutte des classes. Il évoque l’élection présidentielle américaine, le nihilisme de Daech, le malheur de l’Europe et le rôle du prolétariat au XXIe siècle.
Philosophe slovène aussi prolifique qu’iconoclaste, traduit à travers le monde, Slavoj Zižek publie un essai pamphlétaire appelant à “briser les tabous de la gauche” pour créer les conditions d’une solidarité globale. Proche du philosophe Alain Badiou, avec qui il défend que “l’idée du communisme” est une urgence pratique, Zižek a étudié Hegel et Marx à la lumière de la psychanalyse, mais s’est aussi illustré par ses digressions philosophiques dans le champ du cinéma.
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Star de la pop philosophie, sa pensée insaisissable est sujette à controverse. Il s’en amuse. En nous quittant après cet entretien tous azimuts, ce dézingueur du politiquement correct assume toutes ses provocations avec un grand sourire satisfait : “Je suis habitué à susciter la polémique.”
Vous cultivez le paradoxe d’être à la fois une star de la pop philosophie, et de faire l’objet de critiques très virulentes. Comment l’expliquez-vous ?
Slavoj Zižek – (rires) C’est pour des raisons politiques. Je suis considéré comme trop de gauche par le Guardian, et on m’associe trop à Alain Badiou pour que je sois publié dans la London Review of Books, qui est tenue par des trotskistes. C’est incroyable comme cette bataille est encore féroce dans ce petit cercle ridicule de la gauche radicale. Au fond je m’en fous, mais cela témoigne d’une nouvelle vague de la gauche moralisatrice.
En Europe, à l’heure actuelle, il est difficile de dire qu’on est solidaire des réfugiés et qu’en même temps on considère que l’ouverture des frontières est impossible car elle produirait une révolte populiste. On est tout de suite traité d’islamophobe et de raciste. La gauche moralisatrice est comme le miroir des anti-immigrés populistes.
Qu’est-ce que la “nouvelle lutte des classes” à laquelle vous vous référez dans votre livre ?
Quand je dis “lutte des classes”, je ne fais pas allusion à la vieille notion d’antagonisme entre les prolétaires et les bourgeois. Dans le livre, je me réfère de manière paradoxale à un type de droite, Peter Sloterdijk, qui a proposé une métaphore de la mondialisation et de son inévitable caractère exclusif. Il la compare à une “serre”, un monde intérieur dont les limites invisibles sont quasiment infranchissables de l’extérieur. Il y a d’un côté les “gagnants” de la mondialisation et de l’autre les perdants, qui sont trois fois plus nombreux.
De plus, la notion de prolétaire doit être redéfinie. Etre un prolétaire au sens marxiste classique – un ouvrier qui doit vendre sa force de travail pour vivre –, c’est presque un privilège aujourd’hui : il y a des précaires, des étudiants sans emploi, un milliard de personnes qui vivent dans des bidonvilles, etc. Dans ce contexte, que signifie aujourd’hui la notion d’“exploitation” ? Il faut refonder totalement la théorie marxiste traditionnelle. OK, le mur de Berlin a disparu, mais il y a une nouvelle frontière entre ceux qui profitent de la mondialisation et les autres.
Vous écrivez : “La tâche consiste à construire des ponts entre ‘notre’ classe ouvrière et la ‘leur’, les invitant à rejoindre la lutte pour la solidarité. Sans cette unité, la lutte des classes proprement dite régresse en un choc des civilisations.”
Oui. La thèse de quelques gauchistes européens qui me détestent consiste à dire que les millions d’immigrés sont les seuls vrais prolétaires aujourd’hui, et qu’il n’y a qu’eux qui peuvent porter la révolution en Europe. Je suis choqué par ça. Comme si pour rester marxiste, alors qu’il n’y a pas de classe ouvrière révolutionnaire dans notre pays, la seule solution était d’importer la classe ouvrière des autres. Quand Marx parle de “prolétariat” comme potentiel sujet du mouvement d’émancipation révolutionnaire, il parle du prolétariat des grandes industries, civilisé, éduqué, discipliné. Je ne crois pas que les immigrés qui arrivent maintenant en Europe soient le moteur de l’émancipation globale.
Pour que l’Europe se sauve, il faudrait qu’elle ait un autre comportement vis-à-vis des réfugiés, mais quelle attitude adopter ? Selon vous, ouvrir largement les portes de l’Europe serait une erreur, autant que de remonter le pont-levis comme le voudraient les populistes hostiles aux immigrants. Que faire ?
C’est le malheur de l’Europe. Je cite souvent cette belle phrase de Walter Benjamin : “Derrière chaque fascisme, il y a une révolution avortée.” A l’inverse de la gauche bien-pensante, qui accuse de protofascisme toute personne qui veut protéger son mode de vie spécifique, je pense qu’il faut briser ce tabou. Il est possible de répondre aux inquiétudes des gens ordinaires craignant pour la persistance de leur mode de vie particulier du point de vue de la gauche : c’est ce que fait Bernie Sanders !
Notre mode de vie n’est pas tant menacé par l’afflux de réfugiés que par la dynamique du capitalisme mondial. Sanders a réussi à faire passer ce message. En Europe, il y a une colère assez mystérieuse qui ne réussit même pas à se transformer dans un programme politique clair. Le rythme normal d’une révolution, c’est de passer par ces trois étapes : colère, rébellion et victoire d’une nouvelle société. A une époque, on avait un programme pour instaurer un autre pouvoir. Dans les années 1960, c’est resté au niveau de la rébellion sans idées claires. Et maintenant, même cette idée un peu utopique de résister se perd, il ne reste plus que la colère.
C’est ce qui m’a fasciné lors des émeutes de banlieue en France en 2005 : de la colère pure, sans programme. Le succès de Bernie Sanders s’explique par le fait qu’il a gardé contact avec les pauvres, les petits fermiers et les ouvriers de l’Etat du Vermont, ceux qui d’habitude deviennent des chrétiens fondamentalistes et qui sont les soutiens électoraux typiques des conservateurs républicains. Sanders est prêt à écouter leurs inquiétudes au lieu de les qualifier de simples ordures racistes blanches.
Pensez-vous que Bernie Sanders serait capable de changer les choses aux Etats-Unis ?
Imaginons qu’Hillary Clinton soit disqualifiée et que, par peur de Donald Trump, les électeurs élisent Bernie Sanders. Je ne pense pas qu’il ait sa chance face au capital. Il y a cinquante ans, son programme aurait été considéré comme social-démocrate modéré. Je n’ai pas peur de Trump. Sa femme Melania est slovène, c’est pourquoi il est très populaire ! (rires) Ted Cruz me fait beaucoup plus peur, c’est lui le véritable diable. Le débat du camp républicain ressemble à une défécation collective.
Aujourd’hui, on assiste en France à la résurgence d’affrontements violents entre manifestants et forces de l’ordre, parallèlement à un retour des idées anarchistes…
J’avais il y a quelques années de grands débats avec Toni Negri sur cette question de l’anarchie. Je pense qu’on doit en finir avec cette mythologie de l’autogestion, des petits collectifs contre l’aliénation de la représentation politique. Tous les exemples que Negri donne de la “multitude” présupposent un appareil d’Etat très efficace qui garantit la base de manière invisible –l’électricité, l’éducation…
Le modèle de l’autogestion anarchiste n’est pas bon. Pensez-vous que cela le soit de vivre dans une communauté où chaque après-midi on rediscute de la manière d’organiser l’éducation des petits ? D’une certaine manière, j’aime “l’aliénation”, parce que je préfère qu’un mécanisme invisible s’occupe de la base.
Vous vous dites pourtant communiste…
Nous visons une nouvelle époque où les défis sont mondiaux, à commencer par le défi écologique. Or le marché et les Etats-nations ne peuvent pas se confronter aux problèmes mondialisés. Le communisme est une question de survie.
Comment interprétez-vous la menace de Daech ? Vous avez parlé de mafia à son propos…
Oui, Daech est une grande famille de mafieux, une mafia bancaire. Je suis d’accord avec Alain Badiou sur ce point : je ne crois pas que les islamistes soient un mouvement religieux authentique. Ils sont animés par une rage destructrice et instrumentalisent la religion comme un moment de la lutte. Je crois, comme Badiou, que le fondamentalisme islamiste n’a de sens que comme un moment du capitalisme global.
Le nihilisme ou la démoralisation, comme le pense Bernard Stiegler, définissent-ils notre époque ?
Ce qui est responsable de la démoralisation d’aujourd’hui, c’est précisément une moralisation excessive. Le discours politique se moralise à l’excès.
Qu’est-ce que philosopher ? Interpréter ou transformer le monde ?
Au XXe siècle, on a tenté de transformer le monde un peu trop vite ; c’est le moment de réfléchir un peu plus. Comme disait Lénine : “Apprendre, apprendre, apprendre.” C’est cela qu’on doit faire : apprendre. Aujourd’hui, ce qui nous manque, c’est ce que mon ami le marxiste américain Fredric Jameson appelle le “cognitive mapping”, la cartographie cognitive.
On n’a pas une idée générale, une orientation suffisante. La philosophie ne trouve pas de solutions mais pose des questions. Sa tâche principale, c’est de corriger des questions. Nous connaissons les périls actuels : la pauvreté, les guerres, l’exclusion, la crise écologique… Mais la façon dont on formule ces questions tend à les démystifier. La philosophie doit redéfinir les problèmes. Elle ne doit pas tellement résoudre des problèmes, mais les compliquer. Comment la gauche, avec son moralisme impuissant, a ouvert le champ à la droite ? Si on ne pose pas la question, on est perdu. On me présente souvent comme un fou complet. Mais j’aime ça, vous savez.
La Nouvelle Lutte des classes – Les vraies causes des réfugiés et du terrorisme (Fayard), 144 pages, 13 €
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