Trois semaines après les élections législatives, le gouvernement de gauche radicale bénéficie d’un soutien quasi unanime. Reportage dans la capitale grecque où le Premier ministre, Aléxis Tsípras, est présenté comme le héros qui saura triompher de la rigueur européenne.
« Pour la première fois depuis sept ans, j’ai souri, avec honnêteté.” Nikos, 59 ans, a le teint hâlé, le cheveu blanchi par l’écume des jours et l’oeil rieur. Il est planté là, seul sur une gigantesque zone de construction navale, à l’extrémité nord du Pirée. Sur cette parcelle du port attenante à la petite cité ouvrière de Perama, les chantiers ont presque tous fermé. Restent quelques chiens errants, des paquebots rouillés, des grues immobilisées et des baraquements à l’abandon. Pour repérer Nikos, il faut suivre les effluves d’une fumée âcre. Un immigré qu’il emploie fait brûler des câbles électriques. Ancien patron d’une imposante entreprise portuaire de recyclage, Nikos n’a pas pu quitter les lieux. “Etre physiquement sur le port, ça me maintient en vie.” Après avoir déposé le bilan et licencié ses soixante employés, Nikos a loué une petite parcelle du port, pour tenter de continuer une activité, aussi restreinte soit-elle.
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Câbles, pneus, roues, fauteuils de bureau, il recycle, stocke ou brûle… à ciel ouvert. Comme beaucoup d’habitants de Perama, il est endetté jusqu’au cou. “Asphyxié” : le terme revient en boucle. “Il y a encore quelques années, j’avais un train de vie luxueux. Motos, maisons, bateaux… j’amassais. Fils d’ouvrier, je m’étais battu pour construire un capital, je voulais que mes enfants vivent mieux. Presque du jour au lendemain, je me suis retrouvé pris à la gorge, sans liquidités. J’ai tenu six mois avant de me décider à licencier. Puis j’ai cédé. Les banques nous couraient après.”
La fierté d’être grec
Ancien membre actif du Pasok (parti social-démocrate grec, équivalent du PS français), Nikos s’est rapproché d’Aube dorée (extrême droite). Aux législatives de 2012, il accorde sa voix à ce parti néonazi, une manière à lui de hurler contre la décision gouvernementale d’entamer la privatisation du Pirée en revendant une partie des terminaux à l’armateur chinois Cosco. Cette privatisation, Aléxis Tsípras a promis de la bloquer. Nikos rejoint alors la gauche radicale en votant Syriza le 25 janvier. Aujourd’hui, il est fermement décidé à soutenir le nouveau gouvernement : “Tant qu’ils nous montrent qu’ils luttent pour mener à bien leurs projets, je serai avec eux. Même s’ils échouent. Dans ce pays, c’est la première fois qu’on voit des politiques s’investir pour nous. Tsípras est un gars bien, un jeune qui a des ambitions réelles. Il me rend ma fierté d’être grec.” Nikos a le sentiment d’être le rescapé d’une guerre pernicieuse, “parce qu’économique et silencieuse. La guerre la plus dévastatrice qui soit. Quand tu es au front, en principe, tu entends le bruit des obus, tu es prévenu, tu peux tenter de te protéger”.
Face au port, dans un café de Perama, Stefanos et Christos avouent s’être pris les obus en pleine face. Agés de 54 et 56 ans, les deux frères se retrouvent là, chaque jour, après avoir tenté de grappiller quelques heures de travail au port. “Entre 2010 et 2014, nous avons travaillé un an et demi. Dix jours par mois, en tout et pour tout.” Yeux cernés, veste élimée, cigarette allumée, ils ont le regard doux et la main tremblante. “Des années à travailler pour l’élégance des formes, des lignes, des courbes. C’est ça, la soudure. Nous avions du succès. Nous étions très bons à nous deux. En réalité, tous dans ce port, nous faisions du beau boulot, propre, et mondialement compétitif, expliquent-ils. Revenir chaque jour au port, c’est la dernière chose qui nous permet de tenir debout. Quand tu ne peux plus faire vivre ta famille, tu perds ta dignité. Alors que les Grecs sont des personnes fières. Ces bâtards ont étouffé notre fierté.”
Le plus humiliant : ne pas pouvoir aider leurs fils, être contraints de renoncer à financer les études des cadets. Le plus scandaleux : “Que des mômes tombent à terre d’épuisement à l’école, évanouis parce qu’ils n’ont pas assez à manger. Sur l’île de Salamina, juste en face.”
Sortir de la torpeur
Lors de leurs premières années de chômage, les deux frères sont allés manifester devant le Parlement, place Syntagma. Depuis 2010, plus de 20 000 rassemblements ont été organisés dans le pays. Contre la troïka (Commission européenne, Banque centrale européenne et Fonds monétaire international), contre la politique d’austérité imposée par l’Europe et rigoureusement défendue par le Pasok puis par le gouvernement Samarás. Peu à peu, “les gaz et les coups de matraque” ont usé Stefanos et Christos. Ils sont rentrés chez eux. Puis, l’un et l’autre ont décidé de s’extirper d’une torpeur suffocante en votant pour Syriza. Convaincus de la capacité du jeune Tsípras de redresser le pays, ils croient en lui. Près de trois semaines après son entrée en fonction, ils sont déjà stupéfaits par sa ténacité. Touchés, aussi, d’avoir appris que vingt-quatre heures auparavant, lors du rassemblement progouvernemental organisé place Syntagma, grilles de protection et forces de l’ordre avaient disparu.
Au lendemain de la manifestation et à la veille de la réunion de l’Eurogroupe, l’euphorie n’est pas perceptible d’emblée à Athènes. Les hauteurs de la ville sont recouvertes de neige et les habitants tracent dans le vent glacial. Tour à tour, ils témoignent cependant avec bonheur de “l’espoir et de la dignité recouvrés”, de “la joie de vivre ensemble un changement démocratique, social, économique et politique historique”, du “plaisir inouï de percevoir la solidarité et l’unité nationale”, d’“d’entrevoir le futur sereinement”.
“La Grèce tente enfin quelque chose de novateur. La Grèce revit”, commente Panayotis, jeune réalisateur grec. Après des études de cinéma à Londres, il a longtemps hésité avant de revenir. Tandis que ses amis fuyaient en masse, affolés par le taux de chômage des jeunes à 60 %, il est rentré, pour comprendre. Panayotis est de gauche. “Plus jeune, j’ai tenté le parti communiste. Mais ils sont complètement à la ramasse, s’acharnent sur des questions théoriques. C’est du snobisme pur en réalité.”
“Des ministres aux valeurs fortes”
Le 25 janvier, il a voté Syriza. Mercredi dernier, il était place Syntagma. “C’était très émouvant. Même ceux qui n’avaient pas voté Syriza étaient là, pour signifier leur soutien aux ministres, pour leur dire ‘N’ayez pas peur, nous sommes à vos côtés’.” Souriant, il poursuit : “De toute façon, les Grecs ont toujours tendance à rejoindre la team gagnante. C’est leur problème, ils sont toujours en quête de leur sauveur. Mais ça peut être dangereux, les gens doivent se sauver eux-mêmes. Ils ont le pouvoir, ils doivent en prendre conscience.”
Pour lui, “Tsípras est un jeune héros charismatique qu’on envoie au combat. Tant qu’il mène la bataille, les gens continueront à le supporter. Il doit simplement montrer qu’il peut dire non.” Il conclut : “Tsípras a formé un très bon gouvernement, avec des ministres qui ont des valeurs fortes. C’est moderne, c’est civilisé.” Depuis les élections, ses amis l’appellent depuis l’étranger. Déjà, ils pensent à rentrer. Partir, Astenis n’a jamais eu l’occasion d’y songer. Depuis vingt ans, il est patron d’un bar, dans le quartier d’Ampelokipoi. Un comptoir, trois tables, un écran de télévision, et Sia en fond très sonore. A 40 ans, il est “dans la survie” et s’insurge contre la crise humanitaire qui ravage le pays. Lui aussi a voté pour Syriza. “Soudain, après toutes ces années en enfer, les gens découvrent un quadra qui sait convaincre. En l’observant, on voit qu’il est dans la vérité. Mais ce n’est pas un hasard, c’est le premier politique grec qui n’a pas de casseroles au cul. Ils étaient tous corrompus, depuis des années.”
“ Tsípras, c’est le premier politique grec qui n’a pas de casseroles au cul” Astenis, patron de bar.
Devant le bar, un enfant d’une dizaine d’années attend. Quand Astenis le voit, il l’invite à entrer et lui fourre un sandwich dans les mains. L’enfant remercie et déguerpit. Astenis explique que son jeune ami vient chaque jour. “Et quand je ferme il y a toujours quatre ou cinq familles qui viennent récupérer les restes. Je ne suis pas le seul. Aujourd’hui, la solidarité est presque aussi forte que pendant la guerre civile.”
Dispensaires médicaux alternatifs, friperies solidaires, cuisines collectives…, l’entraide explose à Athènes. “Pour ne pas avoir honte de ce qui nous arrive, explique Sofia Tzitzikoy. Cette crise nous a permis de comprendre que nous avions besoin les uns des autres.”
Des maladies rares qui refont surface
Vice-présidente d’Unicef Grèce, Sofia Tzitzikoy est pharmacienne. “En faisant ce métier, c’était facile de comprendre les besoins réels des gens.” Si bien qu’elle a fondé un centre de soins gratuits, discrètement niché au troisième étage d’un immeuble d’habitations dans le centre d’Athènes. Elle a réuni ses amis pédiatres, gynécologues, cardiologues, dentistes ou généralistes. Depuis deux ans, ils se succèdent pour offrir consultations et médicaments.
“Pendant ces deux années au dispensaire, j’ai vu des choses que je n’avais jamais rencontrées en trente-sept ans de carrière en Grèce… Sans parler des maladies rares qui refont surface : la syphilis, la tuberculose. Mais ça va aller… ça va aller mieux.”
Sofia rassure par habitude, mais cette fois elle semble particulièrement confiante. Certains de ses amis sont entrés au gouvernement. “Ce sont des gens bien, ils vont lutter.”
Au marché aux poissons de Varvakios, près de la place Omonia, Christos reste en colère. Il appâte le chaland depuis trente ans, au centre du “ventre” d’Athènes. Face à ses poulpes et ses soles, il agite ses mains rougies pour appuyer sa diatribe. Il a voté Syriza lui aussi, mais “c’est bien tôt pour se réjouir. On est en train de crever, dit-il. Il n’y a pas d’acheteurs, aucune liquidité.”
A quelques rues, dans un café du quartier universitaire et anar d’Exarchia, Dimosthenis Papadatos, 32 ans, membre du Comité central de Syriza, sait bien que “le soutien du peuple grec n’est pas acquis”. Ces derniers jours, le nouveau gouvernement bénéficie de 81 % d’opinions favorables (selon un sondage de l’institut Marc pour Alpha TV). Cependant, Dimosthenis connaît le poids des attentes des Grecs : “Nous n’avons pas le choix. Nous ne pouvons pas perdre. Mais ce ne sera pas facile.”
Parce qu’il n’a “plus le temps d’avoir peur”, Dimosthenis n’est pas effrayé par l’ampleur de la tâche. Persuadé que le gouvernement saura convaincre ses partenaires européens de la nécessité de protéger la Grèce, il a bon espoir : “Je crois qu’ils ont compris que s’ils ne nous concèdent qu’un accord humiliant, ils risquent de renier le processus électoral en déclarant publiquement que les élections ne servent à rien. Ce serait un choix très dangereux qui renforcerait l’euroscepticisme et les forces d’extrême droite en Europe.” En attendant que “les camarades de la gauche espagnole, italienne, française ou irlandaise rejoignent la logique grecque”, Dimosthenis dort peu.
La crainte du Grexit
Tard dans la nuit, arriveront ces mails, des dizaines de graphiques qui attestent de la nécessité pour l’Europe d’adopter le “plan de sauvetage national”. Il y a joint quelques chiffres et statistiques dont, en lettres capitales rouges : “Deux personnes se suicident chaque jour en Grèce.” Ce chiffre, John, taxi de nuit, s’était irrité que “les médias grecs l’aient si longtemps caché”.
En conduisant à une allure démoniaque, il commente l’actualité dans un anglais précis. Sur les routes désertes, il jubile : “L’Allemagne n’a pas le choix. Les enjeux sont trop importants, pour tout le monde. L’Europe est fragile. Si nous échouons, nous risquons le Grexit (la sortie de la Grèce de la zone euro – ndlr). Ça aurait un effet domino. L’Italie, l’Espagne tomberaient à leur tour. Impossible.”
Il y a deux mois, il pensait encore à partir. Puis il a refusé un poste offert par un haut fonctionnaire anglais, qu’il avait énergiquement conduit de l’aéroport au port d’Athènes : “En quinze minutes, au lieu de quarante. Il m’a proposé de le suivre à Londres, pour un salaire de 4 000 euros par mois. J’ai refusé. Je ne suis pas un lâche, je veux résister, je veux me battre pour que ce pays puisse renaître et que l’Europe vive. C’est d’autant plus important que ça ne va pas changer du jour au lendemain, on mettra au moins cinq ou dix ans à se relever.” D’un regard malicieux, il ponctue : “Et vous la France, ça va aller ?”
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