Depuis 60 ans, Siné balance ses caricatures cinglantes. Si ses dessins frappent juste, ses positions politiques sont parfois ambiguës.
Les éditions Hoëbeke poursuivent leur travail d’exhumation-compilation des années Hara Kiri-Charlie Hebdo. Le second volume des sales blagues, fausses pubs et détournements divers vient rappeler que Groland ou Les Guignols n’ont rien inventé mais doivent (presque) tout à Cavanna, Choron et leur chouette bande de copains, qui défoncèrent toutes les frontières admises du bon goût et de la morale. Parmi ce phalanstère joyeux, on s’attardera sur le cas Siné, parce qu’un autre album compilatoire lui est consacré et parce qu’il a quitté la famille l’année dernière en créant Siné Hebdo dans les circonstances polémiques que l’on connaît.
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Ne chions pas autour du pot de bégonias : notre rapport à Siné est très ambivalent. On aime bien le jouisseur érotomane, fan de musique noire, laïc athée, dessinateur au trait épuré et parfois très drôle. On aime beaucoup moins l’observateur politique à deux balles, l’éditorialiste borné, le chroniqueur grossier et rancunier, l’ami de Vergès et Dieudonné, le patron de presse qui se sert de son journal pour régler des comptes personnels. Idéologiquement, stylistiquement, Siné est comme un produit du monde de l’après-guerre qui n’aurait pas beaucoup évolué, épiçant un anticolonialisme de bon aloi avec des ingrédients plus discutables : anarchisme de droite, paillardise beauf, poujadisme de gauche et grande gueule grasseyante.
Nourrir une empathie pour les opprimés et une détestation des oppresseurs, c’est évidemment une bonne base de départ pour croquer ou chroniquer le monde. Mais Siné en fait un point d’arrivée, un réflexe pavlovien qui annule toute réflexion, une morale manichéenne absolutiste qui anihile toute nuance, toute dialectique, tout cheminement de la pensée. Il réduit l’effarante complexité de nos sociétés à un tableau unidimensionnel où s’affrontent les bons et les méchants.
Lui qui fut engagé dans la lutte pour l’indépendance de l’Algérie, dans quel tiroir moral rangerait- il aujourd’hui les leaders du FLN, glorieux libérateurs hier, oppresseurs et voleurs de leur peuple aujourd’hui ? C’est évidemment ce cocktail de rebellitude, de simplisme et de brutalité sans tabou de l’expression qui fait aujourd’hui le succès de Siné (et, par ricochet, de son journal).
L’album est là pour rappeler que Siné est aussi un homme talentueux, pour peu qu’il ne parle pas trop de politique, de Val ou de Charlie Hebdo. Un dessin épuré allant à l’essentiel : si le sens de la concision et de la synthèse n’est pas l’idéal pour penser la complexité du monde, c’est en revanche une qualité essentielle dans le crobard de presse. Cette anthologie montre aussi que Siné est finalement meilleur pour aimer que pour détester, pour défendre que pour attaquer. Ses cases les plus drôles, les plus aimables et les plus endurantes sont celles consacrées aux musiciens et à la chair. Militer contre le racisme en passant par la case musique, décoincer la France de l’après-guerre en lui montrant que le sexe est un des grands plaisirs de ce bas monde plutôt qu’un péché, ce sont là de beaux combats que Siné a mené et continue de mener, des combats que l’on peut partager sans restriction. Finalement, Siné est l’incarnation des grandeurs et dérives de certaines franges de l’ultragauche, quand l’instinct légitime de lutte contre les injustices se mue en état d’énervement permanent, en mouvement d’humeur, en réflexe conditionné qui tue la pensée.
Siné – 60 ans de dessins, 190 pages, 30 € (Hoëbeke). Cavanna, Hara Kiri
La pub nous prend pour des cons, la pub nous rend cons, 186 pages, 27 € (Hoëbeke)
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