Historien aux thèses discutées sur Israël, Shlomo Sand s’attaque aux intellectuels français dans son dernier livre. Au risque de présenter une vision caricaturale de la France, gangrenée selon lui par “l’islamophobie”, qu’il compare à l’antisémitisme d’autrefois. Portrait à Nice, où il a un pied-à-terre, et où Christian Estrosi avait tenté de l’interdire à plusieurs reprises.
S’il porte un regard si dur sur eux aujourd’hui, c’est qu’un jour il a rêvé d’en devenir un. “Je dois bien avouer que la figure de l’intellectuel français m’a beaucoup impressionné quand j’étais jeune”, souffle Shlomo Sand, dans une librairie associative de la rue Vernier, à Nice, juste à côté d’un magasin Artisans du monde. La petite salle où il est venu présenter son dernier livre, “La Fin de l’intellectuel français” (La Découverte) est pleine à craquer.
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Dehors, des gâteaux trop secs pour être mangés côtoient des jus locaux. La joyeuse bande se connaît bien : c’est ici que se réunit une bonne partie de la gauche “alter” niçoise, qui se pâme devant Shlomo Sand venu tenir une conférence dans le plus grand des calmes. Si bien que lorsqu’on doute des méthodes de l’historien, ancien enseignant à l’Université de Tel-Aviv, et de ses conclusions, notamment sur son analogie entre antisémitisme et islamophobie, on s’entend répondre par Richard Desserme, de l’association France Palestine Solidarité : “Vous êtes journaliste ? Au début, je pensais que vous veniez pour jouer le rôle du juif du Crif de service…” Une ambiance qui donne le ton.
À Nice, la présence de Shlomo Sand n’a jamais fait l’unanimité. Volontiers provocateur, cet historien qui assume d’être subjectif alimente les divisions pour ses points de vue sur les juifs et Israël. “Entre nous, je crois que jamais personne ne s’est endormi à une de mes conférences!”, rigole-t-il. En 2012, lui et ses amis ne parviennent pas à louer de salle à la “Maison des Associations” niçoise pour une conférence sur son livre, Comment la terre d’Israël fut inventée. En 2014, une conférence est programmée puis annulée au Centre universitaire méditerranéen. En cause : son opinion sur Israël, le sionisme et la politique israélienne. Enfin, en septembre 2015, l’association les Amis de la liberté réserve l’amphithéâtre Garibaldi à Nice. Réservation d’abord annulée par la mairie, puis après une polémique médiatique, deux conférences ont finalement lieu.
Pour expliquer ces événements, Sand se fait clair : “Christian Estrosi a subi des pressions de la communauté juive niçoise”, détaille-t-il, lors de sa séance de dédicace, sans qu’on comprenne vraiment d’où viennent ces pressions. Il finit ensuite pas pointer du doigt le rôle du Crif local. “En septembre dernier, Estrosi est finalement revenu sur sa décision car nous étions dans un contexte électoral”, jauge-t-il. “Je ne pense pas qu’Estrosi soit un fasciste, mais c’est un malin. Il savait déjà qu’il aurait besoin des voix de la gauche au deuxième tour des régionales (de décembre, ndlr). Alors il a accepté. Mais Nice est la seule ville du monde où on m’a interdit ! J’ai adopté Nice, même si Nice ne m’a pas totalement adopté…”
Né en Autriche, petit-fils de juifs religieux morts pendant la Seconde Guerre Mondiale, Sand a un passeport français et, dit-il, l’identité israélienne chevillée au corps. “Je critique Israël comme Etat juif, car comme Etat juif il n’a pas d’avenir”, dit-il. C’est là-bas qu’il a enseigné depuis 1985, avant de prendre sa retraite l’an dernier. “Israël est une partie de moi, même si je ne suis pas sioniste”. En 1967, il participe à la guerre des Six Jours comme soldat. Et milite ensuite à l’extrême-gauche: “J’ai été gauchiste pendant deux ans mais jamais maoïste”, se justifie-t-il quand je l’appelle au téléphone, quelques jours après sa conférence. “Les anciens maoïstes comme Finkielkraut ont toujours gardé une attirance vers l’ordre et l’autorité. Ils ont quelque chose de carré dans la tête.” Contrairement à lui. “Moi, je suis libertaire sans l’espoir, car je l’ai perdu. Je ne crois plus à la révolution, je suis plus pessimiste qu’avant.”
Finkielkraut et Zemmour: ses deux têtes de turc
A partir de 1975, Shlomo Sand a vécu dix ans à Paris. Alors qu’il est en route vers l’Allemagne, il reçoit une bourse universitaire et fait sa maitrise sur Jean Jaurès et Georges Sorel. Puis enseigne à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) par l’entremise de l’historien François Furet. Sans carte de travail au départ: “C’était absurde”, rembobine-t-il. La situation devient intenable. Bien vite, il obtiendra les papiers nécessaires après un lobbying des intellectuels de l’époque.
Son histoire se confond d’ailleurs avec celle d’une période brillante pour les intellectuels. C’est pour ça qu’aujourd’hui, il dénonce leur “déclin” et attaque ceux qui arpentent les plateaux de télévision avec cette étiquette glorieuse, Zemmour, Finkielkraut et Houellebecq en tête.
“Chaque pouvoir a besoin de ses intellectuels: on ne peut pas seulement dominer avec des épées, il faut des clercs qui rendent le système légitime”, lâche-t-il. Quitte à mélanger trois personnages qui n’ont pas grand chose à voir: Zemmour est un journaliste réactionnaire qui assume d’être “de droite”, Finkielkraut un philosophe qui s’est longtemps revendiqué de gauche et regrette une France mythifiée par le roman national, Houellebecq un écrivain nihiliste qui n’a pas la prétention de penser en système.
Si une seule chose réunit ces trois hommes, c’est qu’ils détestent leur époque. Mais le plus dangereux, dans la réflexion de Sand, c’est l’assignation à résidence à laquelle il se livre. Parlant de Finkielkraut et Zemmour, il écrit: “N’est-il pas pathétique de voir ce fils de Polonais juif et ce fils de Berbère juif fantasmer sur cette grande nation pourtant disparue à jamais ?”
“Ce qui dit Zemmour est dangereux, attaque Sand. C’est un propagandiste qui se concentre sur les musulmans. Si je parle d’eux, si leur discours me révolte, c’est que je fais partie de leur génération. Et je suis moi-même un enfant d’immigrés.” De là à voir chez ces deux personnages des “juifs”, alors qu’eux-mêmes ne se revendiquent pas comme tels ? “Au départ, j’ai écrit qu’ils étaient des fils d’immigrés”, justifie-t-il. “Je ne voulais pas jouer avec les mots. J’ai ensuite voulu écrire pseudo-juifs, car ils ne parlent pas hébreu par exemple.”
A travers l’histoire de ces deux hommes, Sand tente de retracer celle des immigrés en France. “Les vieux immigrés traitent toujours mal les immigrés plus récents”, veut-il croire. Il observe dans “l’islamophobie” (qui est selon lui “hégémonique” en France) une conséquence du modèle “autoritaire” républicain qui a pourtant permis d’intégrer des générations d’immigrés.
“Le nationalisme français m’inquiète.” Il dénonce une laïcité qui fut longtemps garant d’une coexistence pacifique entre les religions. Il dénonce enfin le modèle du Consistoire et de la Révolution française, violente, qui a pourtant donné aux juifs la citoyenneté française, raison pour laquelle de nombreux juifs admirent et louent encore l’action de Napoléon et prient, chaque samedi à la synagogue, “pour la France”.
Israël, Dieudonné et la judéophobie
Sa critique d’Israël a provoqué un phénomène étrange: l’arrivée dans ses conférences d’une partie de la communauté musulmane proche d’Alain Soral. “J’ai même été confronté à du racisme par les musulmans. Certains ont cru que j’étais antisémite!”, se défend-il. S’il n’est pas antisémite, sa critique radicale d’Israël vire parfois à la paranoïa. “Tout comme un enfant né d’un viol a le droit de vivre, je défends le droit d’Israël à exister. Car Israël est né d’un viol qui a fait beaucoup de mal. Je dis aussi que les colons juifs se comportent de façon agressive et parlent au nom du judaïsme. Pourtant, ils n’ont rien à voir avec le Talmud ou le judaïsme. En fait, je crois que je dérange surtout beaucoup certains juifs sionistes car j’ai un avis différent sur Israël. Il y a 100 ans, si on disait que les juifs étaient un peuple-race, ils étaient condamnés. Aujourd’hui, c’est l’inverse. Ce que je dis, c’est que le judaïsme est une religion, pas forcément une culture.”
Chez Sand, la réflexion est biaisée car elle évacue, à tort, une partie de l’exception culturelle française. Il est israélien et juge comme tel. Il réfléchit en termes de communautés quand la seule qui est reconnue en France est la communauté nationale. Il met sur le même plan “l’islamophobie” qui sévirait actuellement en France et l’antisémitisme d’autrefois. Qu’on se souvienne, Drumont écrivait ça au XIXe siècle: “Le Juif attire le drame, il le porte avec lui dans les pays qu’il envahit et dans les maisons où il se glisse.” Peut-on vraiment comparer ce qui s’écrit sur les musulmans sous la plume de Finkielkraut avec ça?
“Chaque analogie contient un danger, juge Shlomo Sand. Et à l’époque, le langage était plus cru. Il y avait moins de nuances. Mais rappelez-vous, la judéophobie s’est toujours associée à des migrations fortes. C’est pareil aujourd’hui.” A ceci près qu’aucun juif n’a déposé de bombes au nom du judaïsme et qu’aucun Etat terroriste justifiait ses crimes par la religion. “Aujourd’hui, on assimile la terreur avec les musulmans comme autrefois on associait les juifs et l’argent”, veut croire Shlomo Sand. “C’est l’échec des laïcs qui mène au terrorisme. Les djihadistes sont des gens très peu croyants. Ils se sont engouffrés dans un vide. Le terrorisme vient de là, de cette déchirure identitaire et religieuse à laquelle on a pas donné de suite. On continue à regarder certains fils d’immigrés comme des musulmans alors qu’ils ne le sont pas. Ils expriment alors une identité vide par la haine.”
Après les attentats terroristes des Kouachi et Coulibaly en janvier 2015, il est secoué. Alors à Nice, il voit la manifestation s’organiser. Et s’interroge: doit-il y aller? Il se dit que non. “Parmi ces gens qui manifestaient, tous n’étaient pas racistes, mais je ne peux pas dire Je suis Charlie, car je ne peux pas dire je suis raciste”, tente-t-il de justifier, reprenant une partie des arguments développés par Emmanuel Todd. “Si j’étais venu avec une pancarte Je ne suis pas Charlie car je ne suis pas Charlie, est-ce qu’on m’aurait laissé venir à côté d’Estrosi. Je ne crois pas.” Encore une fois, sa réflexion sur Charlie Hebdo et le mouvement populaire qui en a suivi est contestable: “On peut blaguer sur les religions mais je pense qu’il faut respecter les croyances”, avance-t-il, moins libertaire qu’il ne le prétend en la matière. “J’ai été dégoûté par Charlie du point de vue moral et esthétique. En lisant Charlie, j’ai vu une haine contre les musulmans. Charlie est islamophobe comme Dieudonné est judéophobe car Charlie s’attaquait aux femmes foulardées et aux ouvriers musulmans qui travaillent dans la rue.” En observant les Unes, on remarque que Charlie s’attaque à toutes religions, à Marine Le Pen et à tous les idiots de la terre. Mais qu’importe. Son avis est fait. Il épouse en partie les thèses de certains français de confession musulmane, qui se sentent exclus d’un système dont ils ne profitent pas. “Quand je parle avec des jeunes musulmans, à Nice notamment, je remarque à quel point leur culture est fragile”, conclut-il. “J’espère que le prochain maire de Nice sera musulman: ça aidera beaucoup à l’intégration des enfants d’immigrés, qui sont d’abord français.”
Shlomo Sand, La fin de l’intellectuel français ?, La Découverte, 2016.
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