Saga mythique et néanmoins maudite du début des années 2000, « Shenmue » est de retour avec la réédition de ses épisodes 1 et 2, en attendant la sortie du 3 promise pour 2019. Si, techniquement, le portage sur les consoles d’aujourd’hui de ces jeux de Yu Suzuki qui marquèrent la fin d’une époque pour Sega n’est pas au-dessus de tout soupçon, l’expérience reste sans pareil.
C’est un visiteur du passé. Un jeu différent des autres, qui a marqué son époque désormais lointaine et qui, après des années d’absence (ce qui, en ces temps de surexploitation commerciale du patrimoine vidéoludique, en fait aussi une exception), réapparaît devant nous presque inchangé. Presque, car le diptyque Shenmue I – Shenmue II version 2018 sur PS4, Xbox One et PC s’affiche en 16/9 et en HD et se présente avec quelques ajouts destinés à le rendre plus accueillant (une traduction intégrale des textes en français, certains trajets raccourcis, la possibilité de sauvegarder sa partie à volonté…), mais ne témoigne pas, loin de là, d’un travail équivalent à celui réalisé sur d’autres classiques récemment ressuscités comme Shadow of the Colossus ou Crash Bandicoot.
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Revenu intact d’un lointain passé
On retrouve ainsi l’allure anguleuse des personnages et des décors ainsi que les textures d’époque, sans parler de quelques bugs (sonores, en particulier) qui sont venus s’ajouter depuis mais qui, si tout se passe bien, après une première mise à jour le jour de la sortie de Shenmue I & II, devraient être corrigés prochainement. À titre personnel, sur Xbox One, on a aussi trouvé certains lieux bien sombres, mais il n’est pas totalement exclu qu’on ait réglé notre écran n’importe comment. Sur ce point au moins, on laissera donc le bénéfice du doute à Sega et au studio britannique D3T, qui l’a aidé à porter Shenmue sur les consoles d’aujourd’hui – sauf la Switch, ce qui, vu le manque d’ambition technique du remastering, surprend encore plus qu’à l’annonce de ce retour presque inespéré du (double) jeu.
Un jeu incroyablement en avance sur son temps
Mais Shenmue, s’interrogeront les plus jeunes, c’est quoi ? C’est – ce fut – le grand projet de Yu Suzuki, légende du jeu d’arcade et figure clé du Sega des années 1980-1990 à qui l’on doit, entre autres merveilles, Out-Run, Space Harrier, After Burner, Hang-On ou encore Virtua Fighter (à qui les séquences de combat et l’esprit général de Shenmue doivent beaucoup). Shenmue fut aussi un gouffre financier pour son éditeur, un titre censé porter la Dreamcast, dont l’échec scella la sortie de Sega du marché des consoles de salon, et qui, commercialement, sombra avec elle. Shenmue, dont l’épisode 1 sortit au Japon dans les tout derniers jours de l’année 1999 et un an plus tard chez nous, c’était aussi un jeu incroyablement en avance sur son temps et dont certaines audaces, notamment la possibilité d’errer librement dans un espace urbain et – c’est important – d’y perdre son temps, ouvrirent la voix à d’autres au succès plus massif, à commencer par GTA (à partir de son épisode III) et Yakuza, son héritier le plus direct.
S’ils ne représentent, paraît-il, qu’une toute petit partie de ce que Yu Suzuki avant en tête et qui, sauf nouveau report, devrait se préciser l’an prochain (soit vingt ans après le premier épisode) grâce à Shenmue III, Shenmue I et II sont déjà des jeux qui font voyager loin. Se déroulant dans le Japon des années 1980, le premier épisode débute par un choc : le père du jeune Ryo Hazuki est tué devant ses yeux. La suite est une lente enquête en forme d’auto-éducation : le garçon de 18 ans cherche à en savoir plus en commençant par son environnement direct : la ville, le quartier, voire son espace domestique. Il s’agit d’apprendre à regarder, derrière les apparences mais aussi tout simplement ce que l’on a devant les yeux. Le système de jeu (baptisé FREE, pour “full reactive eyes entertainment” par Suzuki) est le résultat direct de cet appel à regarder autour de soi. Tu fais partie du monde, semble nous dire Shenmue. Observe-le, abandonne-toi à lui et trouve ta propre place.
De la grande aventure aux besoins du quotidien
Shenmue I s’achevait par un grand départ (et une quasi-rupture avec la jolie Nozomi dont on n’est pas sûr de s’être complètement remis). Le début de Shenmue II fut donc logiquement une spectaculaire arrivée. En bateau, avec un sac (bien vite dérobé) sur le dos et à Hong Kong (dont le cinéma est une influence majeure du jeu). Après l’espace du quotidien, le monde. L’altérité, les espaces petits ou grands mais toujours différents. Et tant pis si, comme souvent dans les deux Shenmue, il faut d’abord commencer par trouver un moyen de gagner sa vie. L’un des piliers de Shenmue est là : dans sa manière d’articuler la relation entre la grande aventure existentielle, les besoins matériels (dans Shenmue, souvent, on travaille en “simple” prolétaire, notamment en déplaçant des caisses) et, aussi, les désirs de fuite, de s’extraire momentanément du quotidien – d’où la place du jeu dans le jeu, avec les parties de fléchettes ou des jeux emblématiques de Yu Suzuki dont les bornes d’arcade reconstituées s’offrent à nous si l’on sait les trouver.
Pour ces raisons et pour pas mal d’autres, Shenmue I et II furent des œuvres vidéoludiques essentielles du début des années 2000. Des gens dignes de confiance voient même dans l’ensemble qu’ils forment l’un des plus beaux jeux de tous les temps. Et aujourd’hui ? Beaucoup s’interrogent sur la manière dont les joueurs qui ne les ont pas connues à l’époque vont les recevoir. La raideur des déplacements de Ryo ne vont-ils pas les rebuter ? (Probablement que si : même en l’ayant connu, et adoré à l’époque, on souffre dans les espace exigus de cette version HD.) Shenmue I & II seraient-ils des jeux datés, impossibles à aimer vraiment sans se replonger mentalement dans le contexte de l’époque ?
Une œuvre hors du temps
Oui et non. Oui, parce qu’ils ne sont clairement pas d’aujourd’hui. Mais non, parce que, trop en avance, voire déviants (en particulier par leur incitation à la contemplation), ils n’étaient pas franchement de leur époque non plus. Les Shenmue ont toujours été hors du temps – c’est à la fois une limite et une inestimable qualité, hier comme aujourd’hui. Cela ne veut pas dire que l’on n’aurait pas apprécié une actualisation technique plus poussée de ces jeux, mais que l’affirmer ne constitue pas forcément un propos très intéressant. Aimer Shenmue, c’est aimer son ambiance, son récit et son tempo, mais aussi sa philosophie et la manière dont elle se fait jeu. Ce n’est pas seulement aimer l’expérience au sens le plus basique du terme, mais également le geste, qui en fait partie. On ne parle pas ici de l’intention des auteurs, pas exactement. Et pas non plus du processus de production mais, plutôt, comme pour un peintre, de la manière dont une idée ou une vision se transforme en œuvre. Pour, finalement, la fait tenir, grandir, resplendir.
C’est quelque chose qui s’apprend – connaître l’histoire de Shenmue et de Yu Suzuki, ça peut aider – mais, d’abord, qui se sent. Cela implique de faire l’effort d’entrer dans l’œuvre en question. C’est-à-dire, pour commencer, de lui faire confiance, de ne pas lui résister et d’y aller plutôt en amateur d’art éclairé qu’en simple consommateur. Les sensations n’en seront pas moins fortes et marquantes. C’est même tout le contraire.
Shenmue I & II (Sega), sur PS4, Xbox One et PC, environ 35€
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