Photographes, web-artistes, performeuses, une génération de jeunes femmes nées avec internet imagine un nouveau girl power numérique, ultra-sexué et jouant de la confusion des genres.
Fin 2013, Instagram suspend le compte d’une jeune Canadienne. Son tort ? Avoir posté une photo de son maillot de bain dont dépassent des poils pubiens. Ironique pour un site qui comptait à ce moment 5 883 628 autres photos avec « bikini » comme hashtag, mais vraie réussite pour sa propriétaire, Petra Collins, une artiste féministe en vogue à Toronto.
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Du haut de ses 21 ans, elle fait partie d’une nouvelle génération de jeunes femmes – photographes, web-artistes, écrivaines, performeuses – déterminée à pointer les troubles du genre. Venues d’Angleterre, du Canada, des Etats-Unis et de Suède, ces internet natives (nées pour la plupart dans les années 90) se penchent sur les problématiques de la sexualité version 3.0. Elles cherchent à situer et à se réapproprier la place du corps féminin dans une configuration sociale où l’éducation sexuelle se fait sur YouPorn.com, mais où, paradoxalement, le droit à l’avortement est plus menacé que jamais.
Qui sont ces jeunettes, nées de mères nourries au Women’s Lib dès leur plus jeune âge ? Outre-Atlantique, la presse les appelle les « Next Wave Feminists » : une génération hybride, néo-hippie à bien des égards, mais qui croque l’informatique à pleines dents, tout en restant critique. Et qui a totalement assimilé la culture des gender studies (quasi mainstream dans la culture anglo-saxonne depuis le début des années 2000) et se fait un plaisir de mettre en pièces hétéronormativité et réseaux sociaux.
« Détecter les nouveaux tabous et zones d’exclusion »
Cette année, Petra n’a pas chômé : elle est aussi à l’origine du très controversé T-shirt réalisé en collaboration avec American Apparel. Illustré, il représente en gros plan la main d’une jeune fille se masturbant alors qu’elle a ses règles. Un carton commercial. « Ce qui m’intéresse, c’est tout ce que la société nous a appris à cacher », dit-elle. Son allure de hipster – sans un poil de maquillage, mais portant des bijoux hip-hop et un crop top fluo – est emblématique d’une génération détournant les stéréotypes sexy et streetwear et « en quête d’une féminité plus fluide ».
« Etre féministe aujourd’hui ne veut pas dire se caler sur les notions de 1968, mais détecter les nouveaux tabous et zones d’exclusion », affirme Arvida Byström, une photographe suédoise de 22 ans qui vit à Londres et a de faux airs de Gwen Stefani période No Doubt. Son travail met en scène des garçons qui, en string ou en brassière, se maquillent en présence de leurs petites amies, et aussi des jeunes filles aux pattes velues. Son but ? Libérer la performance du genre et la pression normative de la société. « Le rejet de notions telles que la transphobie, l’homophobie, est indissociable d’une pensée féministe aujourd’hui. »
Des pinceaux aux pixels
Qui dit féminisme dit obligatoirement considérations sociale et ethnique pour Ananda Gabo, Sino-Canadienne de 20 ans vivant à Toronto : « Aujourd’hui, les jeunes sont conscients qu’on ne peut pas parler du genre sans penser à ses interactions avec l’origine sociale et géographique. » La jeune fille vient de créer un jeu vidéo engagé où son avatar interroge la construction d’une identité métissée.
L’informatique joue un rôle prépondérant dans ce mouvement naissant. Ces jeunes artistes, aussi appelées « digiféministes », ont remplacé les pinceaux par des pixels. En plus des arts plastiques, elles maîtrisent la programmation, savent mettre en place des sites interactifs, fabriquer des gifs animés et des images 3D, ou d’inspiration pop et vintage.
Il en émerge une esthétique bien particulière. Emilie Gervais, née à Montréal mais basée à Berlin, a imaginé un site qui clignote façon années 90 sur lequel elle met en scène des créatures inspirées de mangas ultra sexy.
« Je me considère comme une artiste post-genre : grâce à la technologie, nous avons digéré les notions de genre et de performativité car tout le monde peut s’inventer une identité. » Son souhait : « Dépasser le soi physique comme on le fait sur internet, mais dans la vie de tous les jours. »
Imitant les débuts des médias numériques, cette esthétique est souvent volontairement pauvre. Jesse Darling, artiste digitale basée à Londres, crée des gifs et vidéos à la qualité tricotée maison et se sert d’un type de programmation défini comme « technopovera ». Son but est la glorification d’une sorte de néoréalisme 3.0 tournant le dos au néopompiérisme de l’image numérique ultra-lisse. Ses œuvres, qui mettent souvent en scène ses amis, son entourage, ou son propre corps, lui permettent « une production indépendante, loin de la sous-traitance des œuvres si fréquente dans le monde de l’art ». Son engagement féministe va de pair avec une pensée égalitaire et se présente comme la quête d’un monde et d’un art libérés de la domination du genre.
Ultra-sexualisation
Autre point commun entre ces jeunes femmes ? Ce nouveau féminisme est souvent synonyme d’ultra-sexualisation. Elles apparaissent souvent nues, et leur démarche mêle regard critique et exhibitionnisme. Impossible de ne pas penser à une fusion improbable entre Marilyn Monroe et Marina Abramovic en contemplant les rondeurs souriantes de Karley Sciortino, performeuse, sexblogueuse et journaliste pour le Vogue américain. Cette blonde platine plantureuse aux airs assumés de pin-up ultra-sexy, se met en scène dans des vidéos où elle enseigne l’amour avec une fille, les relations SM et à trois ou encore une épilation intégrale du pubis. « Je voulais montrer la pluralité de la sexualité, et faire sauter les tabous autour des pratiques sexuelles annexes », explique-t-elle. D’où des rencontres avec des stars du porno, des travailleuses du sexe, des fétichistes…
« On assiste à un vrai renouveau du girl power, de la réappropriation de son corps. En tant qu’être sexué, curieux de tout, mais dont on garde le contrôle. »
Même combat pour Myla Dalbesio, native de Pennsylvanie basée à New York, qui documente sa vie en ligne à l’aide de photos et de journaux intimes. Sans tabous ni frontières, on y voit ses amants ou amantes nus, son chien, ses toilettes, ses joints. Une façon de se réapproprier une culture Instagram où les barrières entre privé et public sont totalement effacées.
Et les exemples de ce type se multiplient. Sandy Kim, Californienne de 27 ans, s’inspire de Tracey Emin et pose nue, les cuisses écartées, un amas de pellicules photo entre les jambes. Sans oublier les photos du pénis de son partenaire sexuel après un rapport pendant ses règles. En parallèle, Sandy Kim collabore aux magazines Purple et Vice.
Paradoxalement, l’univers de la mode (bête noire du féminisme classique) ne leur fait pas peur. La photographe Coco Young, née à New York mais qui a grandi à Marseille, multiplie les autoportraits nus, mais n’hésite pas à jouer les mannequins dans le look book de la créatrice de bijoux Jaclyn Mayer.
Dans un genre proche, Chloe Wise, artiste montréalaise de 23 ans basée à New York, fonde son travail sur une critique de la consommation et du marketing (en imaginant par exemple des parodies de publicités pour des tampons en Oréo), ce qui ne l’empêche pas de réaliser des photos pour la marque Asos. Là, elle se met en scène dans un univers sea-punk caricaturant une publicité de mode traditionnelle.
« C’est une chose de ne pas être d’accord avec la morale des grosses boîtes, mais il y a quelque chose d’humoristique dans notre fascination pour l’apparence et les tendances. Les vêtements que nous choisissons sont une forme de ‘curating’ de soi. »
Pour elle, l’art est loin d’être sacré, cette génération ne se fait pas d’illusions sur l’aspect marchand d’un secteur supposément à part : « L’art aussi est une marchandise et une source de publicité. Les artistes, eux aussi, sont des marques. »
Les (petites) filles spirituelles de Judith Butler reprennent et amplifient ce lourd héritage idéologique grâce à leurs œuvres et à une mise en scène de soi qui introduit une dimension superludique et olé-olé. On se demande si grandma Judith les apprécie à leur juste valeur…
Alice Pfeiffer
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