La capitale andalouse est en passe de devenir le Hollywood fauché de webséries trash et déjantées sur une Espagne plombée par la crise.
Perdue dans la banlieue de Séville, la “zone d’activités” porte bien mal son nom. Dans les avenues désertes bordées de palmiers, les hangars semblent faire la sieste au soleil écrasant de midi. Dans l’un d’eux, pourtant, un groupe de jeunes Andalous s’extirpe de la torpeur ambiante. Planquée dans une pièce obscure du premier étage, la bande dégaine une modeste caméra semi-pro, une lampe sur trépied et quelques bières. Silence, on va tourner.
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Tomas, l’acteur, enfile une veste militaire et une rasade de whisky-Coca avant de vociférer face caméra une réplique sauvage avec un accent andalou poussé à l’extrême. Il interprète El Kaki, un facho déjanté, héros de la websérie Malviviendo. C’est le phénomène de l’année sur la toile hispanophone.
Nous sommes à des années-lumière du bling-bling des plateaux hollywoodiens. Les lascars débraillés qui appuient sur “Rec” en relevant leurs baggys ont la vingtaine. Ils pointent tous au chômage, comme 45% des jeunes de Séville, une ville foudroyée par la crise économique. Malgré ces moyens de production très borderline, ils ont créé, avec Malviviendo, un ovni culturel fascinant.
40 euros de budget pour le premier épisode
Leur série raconte le quotidien d’un quartier populaire. Elle mise sur des personnages tout en gouaille méditerranéenne et mêle sans lourdeurs second degré, autodérision et parodie. Tout cela sans odeur d’amateurisme. Car l’air de rien, ces gars-là ont du talent. Le générique, mythique en Espagne, parodie ainsi celui de Dexter. La tranche de bacon est remplacée par du chorizo, les oranges sanguines par le melon blanc local, et le serial killer propret par un métalleux couvert de dreadlocks.
Le résultat fait mouche : sur l’ensemble de ses épisodes, la série a dépassé les 10 millions de visiteurs, soit l’équivalent de l’audience espagnole d’un épisode de l’inusable Desperate Housewives. La comparaison peut laisser songeur, quand on sait que le budget du premier épisode de Malviviendo était de 40 euros – tout juste de quoi financer un tube de rouge à lèvres pour Eva Longoria.
“Nous sommes une bande de copains, on cherchait tous du boulot dans l’audiovisuel, nous explique David, à la fois scénariste, acteur, et réalisateur de la série. Au départ, on a conçu la série comme une sorte de CV. Mais vu le succès, on a décidé de continuer.”
Travellings sur des chariots de supermarché, casquettes multiples pour tous les membres de l’équipe, Malviviendo adapte la logique du low cost au tournage d’une fiction. “Nous sommes neuf. Et pour l’instant, nous ne pouvons pas nous rémunérer grâce au Web, ne serait ce qu’à hauteur de 1 000 euros par mois, constate David. Mais le succès de la série nous permet de décrocher des sponsors et des contrats de pub qui mettent en scène nos personnages.” Les créateurs de Malviviendo réfléchissent à un modèle économique mixte, mêlant des contrats avec des chaînes de télé, des sponsorings sur Internet et des recettes publicitaires.
Une ancienne cuisine fait office de studio
Manuel, José Antonio et Jesus nous ont donné rendez-vous “derrière l’Ikea, dans le barrio de Camas”. Nous arrivons dans un quartier populaire ronronnant de la capitale andalouse, où les trois jeunes louent une ancienne cuisine d’à peine quinze mètres carrés. Entre le carrelage mural marron et les effrayants néons dignes d’un kebab de boulevard, le trio a installé du matériel informatique d’occasion. Dans ce “studio” plus que précaire, ils développent la série d’animation Niña repelente (“l’odieuse gamine”).
Connues dans toute la péninsule, les aventures de la gamine tête à claques dépassent le million de clics à chaque épisode. La série est une caricature grinçante de l’Espagne populaire de 2010. “La gamine martyrise ses parents, explique le dessinateur José Antonio. Sa mère est droguée aux antidépresseurs et son père au chômage, des choses assez typiques de notre région en ce moment.”
Comme pour Malviviendo, chaque membre de l’équipe de Niña doit se démultiplier. Le dessinateur, par exemple, interprète les voix de la série, y compris féminines. Chômeurs ou mi-temps chez MacDo, ils ne vivent pas de leur héroïne animée, mais le succès leur a permis de signer un partenariat avec une entreprise de téléphonie mobile espagnole. Un premier pas.
Dans un coin de leur atelier, un ordinateur datant de 1998 relié à une machine leur permet de créer eux-mêmes des tee-shirts à l’effigie de Niña.
“On vend ces produits en Espagne, mais aussi un peu partout en Europe et en Amérique latine, explique Jésus, le producteur de la bande. Pour nous, c’est un modèle qui fait gagner de l’argent. On veut continuer à se développer dans ce sens.”
A Séville, Malviviendo et Niña repelente ne sont pas des phénomènes isolés. Une demi-douzaine de webséries sont produites dans la ville, lui valant surnom de “Hollywood des webséries”. Un Hollywood fauché, où l’on remplace les millions par de la débrouille – pour l’instant. La jeunesse sévillane croit en son talent, et certains de ces producteurs sont peut-être en train d’écrire les épisodes d’une nouvelle saga : celle d’une industrie de la création sur le Web.
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