Série étourdissante, Mad Men suit un groupe de publicitaires dans le New York de la fin des années 50. En façade, le plaisir et le cynisme, derrière, le mal-être et les fantômes.
New York, fin des années 1950, agence publicitaire Sterling Cooper. Des hommes en costumes de princes des Trente Glorieuses s’enfilent whiskies et clopes, bien plus que de raison – ils en mourront certainement, mais ils ne s’en doutent pas. Des femmes, sexuelles et tristes, cherchent leur pugnacité égarée à l’ombre de maisons proprettes. D’autres arpentent les couloirs du bureau où elles travaillent, dans un immense building de verre dont nous savons déjà qu’il peut un jour s’effondrer. Elles couchent, parfois avec l’espoir d’obtenir quelque chose, mais ne se souviennent pas toujours quoi.
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Dans les bureaux fermés où les “créatifs” se réunissent autour du génial Don Draper, cousin épuisé de Cary Grant, s’inventent les slogans de l’Amérique enchantée. Du moins, c’est ce qu’elles croient. C’est ce que tout le monde croit. Mais peut-être qu’un homme pleure doucement derrière la porte. Ou bien il serre les dents, pour cacher à ses collègues la fracture ouverte par son spleen. Bienvenue dans le monde obsédant des agences de pub de Madison Avenue. Bienvenue dans Mad Men, la plus grande série actuelle – il n’y a pas photo, de près ou de loin, avec ses concurrentes.
Hantée par le secret et la dissimulation, Mad Men a plutôt logiquement entamé son existence loin du regard public… même si c’était involontaire. En 2000, le trentenaire Matthew Weiner, scénariste en semi-vacances sur la sitcom Becker, écrit le script du premier épisode pendant son temps libre. Un effort énorme, pour essuyer le refus poli et constant de l’ensemble des chaînes américaines. “La seule personne qui a montré de l’intérêt, raconte l’intéressé, s’appelait David Chase”, créateur des Soprano. “David ne voulait pas produire ma série, mais il m’a invité à écrire avec lui.” En trois ans, Weiner a gravi les échelons, jusqu’à devenir producteur exécutif des aventures de Tony et ses sbires mafieux et collaborateur principal du maître Chase sur l’écriture.
“Mon nom a intéressé les décideurs parce que j’ai obtenu ce job sur Les Soprano. Avant, j’avais l’impression que le monde entier conspirait contre moi. Je parlais d’une série qui explore ce que nous ressentons intimement, ce n’était glamour pour personne. Pas le bon timing, peut-être. La culture sous Bush semblait rétractée.”
Mad Men a fini par exister, mais en dehors de ses terres naturelles. Les chaînes à péage comme HBO ou Showtime ont persisté à faire gloups devant l’étrangeté patente de l’entreprise. Une série en costumes introspective sur des publicitaires, sans aucune star ? Non merci ! En 2007, la petite chaîne AMC a misé sur ce cheval boiteux et ne l’a évidemment jamais regretté. Malgré des audiences dépassant rarement le million de téléspectateurs, la série Mad Men s’est imposée comme un phénomène culturel majeur.
Durant l’été 2008, pendant la campagne présidentielle, Barack Obama était photographié avec un coffret de la saison 1 sur son bureau. Autrefois méprisé, Weiner a maintenant de quoi remplir un garage avec ses récompenses, Golden Globes et Emmy Awards compris. Tout cela avec des principes qui valent normalement le peloton d’exécution chez les directeurs des programmes.
“Je ne me bats pas pour retenir l’attention du spectateur. Si vous ne faites pas gaffe, vous n’aurez pas la moindre idée de ce qui se passe à l’écran et vous vous ennuierez.”
La punchline auteuriste mérite une petite explication de texte :
“Attention, je me revendique de l’entertainment et j’en suis fier. Simplement, il existe plusieurs modèles. Il y a d’abord le concept Agatha Christie, qui repose sur une formule. On sait exactement comment va se dérouler le récit et le plaisir naît de la répétition – Les Experts, la culture comics. Dans l’autre version du divertissement, la mienne, on ne sait jamais ce qui va se passer. Il y a du soap, du mélo, la vie des personnages est plus compliquée que la nôtre. On prend le temps qu’il faut pour les connaître. Je n’ai rien inventé, c’est une manière très américaine de raconter des histoires.”
Le plus fascinant avec Mad Men tient à sa radicalité tranquille : d’un côté, la conscience aiguë d’être rattaché à une histoire ; de l’autre, la certitude de fonctionner comme une anomalie dans le paysage pourtant riche des séries contemporaines. Son personnage principal lui aussi est une anomalie. Don Draper, la quarantaine, séduit tout ce qui bouge. On le paie même pour ça. Son métier de publicitaire, réduit à son essence même, consiste à mettre des mots sur des désirs, même quand ces derniers n’existent pas.
Vaste programme, que la série prend très au sérieux. Mais vue de plus près, la vie de ce héros virtuose s’étend bien au-delà. Il passe des heures avec ses maîtresses, pour ne pas rentrer à la maison, où l’attend le sosie de Grace Kelly mais aussi le calme mortel des pavillons de suburbia. Ou alors, il reste seul, avec ses souvenirs longtemps refoulés.
Don Draper peut bien éblouir les assemblées en imaginant le slogan de Lucky Strike (“It’s toasted”), c’est un homme brisé trimballant une poignée de fantômes de plus en plus horrifiques à mesure qu’avance la première saison.
“Pour moi, ce personnage appartient à la tradition inaugurée par Fitzgerald avec Gatsby le Magnifique, éclaire Matthew Weiner. Elevé dans un milieu normal, déceptif, il se retrouve au milieu de gens tout sauf ordinaires. Draper personnifie la mobilité sociale et économique très rapide en Amérique, mais aussi l’idée que pour s’intégrer au melting-pot et réussir, il y a un prix à payer : perdre un morceau de soi.”
Don Draper va donc perdre un morceau de lui-même. Il ne sera pas le seul, dans cette série où les personnages-ombres s’amusent le plus possible dans un décor sublime, en refusant de penser au lendemain. “Je n’y pense pas car demain n’existe pas”, dit lentement Draper. L’effet d’anachronisme fonctionne de manière radicale sur le spectateur des années 2000, qui sait que l’époque décrite par la série a accouché de la catastrophe mondiale actuelle. Au moment où Obama explique à l’Amérique stupéfaite qu’elle devra s’habituer à “moins consommer”, Mad Men met les deux pieds dans le plat. Fétichiste jusqu’au moindre détail dans sa re-création d’une période de prospérité vue comme un chapelet de signes (meubles, vêtements, gestes, etc.), la série laisse aussi affleurer le monde d’après.
Dans le vertige provoqué par Mad Men, le hors-champ, c’est nous. Dès le générique inspiré de ceux de Saul Bass (pour Hitchcock, Kubrick ou Scorsese – ndlr), la chute paraît impossible à éviter. Elle sera longue, difficile, vécue de l’intérieur des crânes, dans l’intimité des êtres. Ici, la mythologie de l’après-guerre comporte son revers effroyable (racisme, antisémitisme, misogynie) et la grande histoire humaine (prémices de la fin de la ségrégation, arrivée puis mort de JFK), finement tenue au bord de la narration, frappe à la porte.
En reconstituant un âge d’or qui se révèle âge de glace, Weiner donne du sens aux postures stylisées de ses personnages. Il a voulu éviter comme la peste la tentation décorative, au sens mauvais-film-en-costumes du terme. On le comprend. “La nostalgie ne fait pas tout. En fait, je parle beaucoup de moi, des épisodes de ma vie.” Malgré un univers proche, Mad Men s’éloigne aussi des hypothèses conceptuelles élaborées par le cinéma des années 2000, notamment la relecture par Todd Haynes des films de Douglas Sirk (Loin du paradis).
“La série parle de gens qui regardent les films de Sirk. Ils essaient d’avoir de belles maisons. Le truc, c’est qu’ils n’y arrivent pas. Leur souffrance en est décuplée.”
Parmi ses influences, Weiner cite Revolutionary Road, le roman de Richard Yates adapté l’an dernier au cinéma par Sam Mendes avec moins de style. Et pêle-mêle, Shining, la Nouvelle Vague, le cinéma américain des années 1970, celles où il a grandi. Mais les marques d’appartenance à une anthologie importent peu. Car Mad Men inaugure une nouvelle lignée. Alors que l’âge d’or des séries a bouclé son règne, la création de Matthew Weiner arrive sans se préoccuper d’être un emblème. L’ère des séries ultrasingulières, sans responsabilité historique, pourrait commencer.
En attendant, se préparer à la stupéfaction. “Souvent, j’écris des scènes seulement pour l’amour du personnage. C’est une excellente raison.” Constater, au long de séquences à peine croyables entre une blonde mélancolique et un enfant trop mûr pour son âge, que la haute solitude féminine avait rarement été aussi bien filmée. Observer sans relâche ces personnages vus de dos, véritable signature visuelle de la série.
“Le cinéma (sic) permet d’emprunter le langage du rêve. Dans nos rêves, on voit souvent les gens de derrière. Puis, à un moment, on prend leur place. C’est ce glissement que je veux montrer, de chaque côté de l’écran, car les personnages font l’expérience de la réalité, et en même temps, ils se regardent agir.”
Entre le dedans et le dehors, la fiction s’immisce. “C’est pour cela que j’aime le mensonge. Même mineur, le mensonge transforme les perspectives. Après s’être engueulé avec sa femme, on sort de chez soi, un voisin nous demande comment ça va, on répond : “Super, tranquille !” Rien que ça, c’est déjà passionnant à filmer.” Le “mad man” du petit écran s’accorde un moment de pause. Eclair de lucidité : “Quand j’y pense, c’est un miracle d’avoir réussi à faire cette série.”
Mad Men : Deux épisodes de la Saison 1 diffusés chaque dimanche sur Canal+ à minuit à partir du 3 mai, avant de programmer la saison 2 en exclusivité, disponible en DVD import cet été. La saison 3 sera diffusée à partir de juillet sur la chaîne américaine AMC.
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