La virginité, un enjeu politique ? C’est le cas aux Etats-Unis, où s’activent de redoutables groupes de pression. En Europe, c’est plus une philosophie. Pourquoi on ne baise pas : réponse en 7 points clés (à défaut de G).
“Entre une partie de jambes en l’air et une tasse de thé, je prends tous les jours la tasse de thé”, ricanait, il y a quelques années, le chanteur Boy George, qui pratiqua, officiellement au moins, la chasteté, le temps de remettre son cerveau en ordre de marche.
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Vaste concours de bites, de prouesses physiques et de statistiques de performances érigées en trophées, le rock n’a jamais été un terreau très fertile pour la virginité. On pourrait même arguer que le rock est souvent le seul moyen qu’ont trouvé des garçons ordinaires et timides pour enfin attraper des filles en vrai.
Plus encore que Boy George, le chanteur Morrissey reste ainsi une flamboyante et comique anomalie dans le rock, revendiquant jusqu’au militantisme un no sex qui a fait de lui, à son corps défendant (dans tous les sens du terme), le plus improbable des sexsymbols. “Le sexe n’a jamais compté pour moi, ça ne m’a jamais concerné. Je ne peux pas imaginer mon corps ressentir une excitation sexuelle. Ça ne m’est jamais arrivé, personne n’a produit cet effet sur moi. Au-dessus des chevilles, mon corps est comme paralysé.” Mais à part par manque de désir, pourquoi choisir l’abstinence ?
1. POUR ÊTRE PLUS SEREIN
Zigounette Freud, qui n’en ratait pas une, écrivit un jour : “Etre normal, c’est aimer et travailler.” Quand on informe Emma G, Américaine de 26 ans rencontrée sur un des nombreux forums du net consacrés à la chasteté, qu’elle n’est pas “normale”, elle répond en e-mail par des smileys rouges de rire. “Quand je vois les gens dans le bus, dans les supermarchés, quand je vois à quel point leurs relations semblent forcées, laborieuses, je suis contente de mon choix de vie. Je me trouve très normale en comparaison.”
Périphérique à une vie préprogrammée qu’elle toise de loin, Emma ne travaille pas vraiment (“J’enchaîne les boulots, puis j’arrête pendant six mois, je pars pour l’Asie, l’Afrique du Sud…”) et, surtout, revendique une chasteté qu’elle assume avec fierté. “Au début, ça a été un choix douloureux, je suis plutôt jolie, les garçons se faisaient insistants… C’était plus dur de leur dire non à 16 ans qu’aujourd’hui, où je subis peutêtre moins la pression de mes pairs… Au départ, c’était lié à une angoisse de l’acte physique, j’y pensais tout le temps et ça m’affolait. Mais petit à petit, cette abstinence que je vivais comme une anxiété, un échec, est devenue une force : débarrassée de ces pulsions, je me suis rendu compte que je voyais mieux, vivais mieux. Ça me donne une énergie et une sérénité que je n’aurais pas pu envisager avant, quand la question de ma virginité et de sa perte me taraudait vraiment.”
Récemment publié, Virgins – A Cultural History, ouvrage d’Anke Bernau, dissèque en profondeur les mythes et légendes liés, en Occident, à la virginité, cette lubie qui unit prêcheurs de l’Alabama et talibans de Kaboul. Professeur de littérature médiévale à l’université de Manchester, l’auteur remonte ainsi jusqu’à une période où “seule une vierge pouvait convaincre une licorne de sortir de sa tanière” (ça lui aurait fait une belle jambe). Le portrait qu’elle fait de notre société est assez effrayant : “Le monde moderne se rapproche de plus en plus du Moyen Age… Regardez comment on juge aujourd’hui la sexualité féminine : pour leurs pairs, les adolescentes sont soit des frigides, soit des salopes, suivant qu’elles sont vierges ou non…”
2. POUR RESPECTER LE LIVRE DES CORINTHIENS
Quid des hommes ? Dans les pays latins, où la fierté mâle interdit probablement toute confession crédible ou statistiques, on ne parle jamais de la virginité au masculin. Aux Etats-Unis, pourtant, le thème a été largement abordé ces dernières années par la comédie navrante/poilante, de SuperGrave à 40 ans, toujours puceau. Pas un hasard, quand le pays tout entier semble sous pression de redoutables lobbies protestants déguisés en sages officines d’aide publique, comme Silver Ring Thing (La Bague de virginité, en France).
Les diktats et modèles de vie prônés par ce mouvement né dans les années 1990 en Arizona feraient passer la redoutable White Cross Society de l’austère Angleterre victorienne pour une assemblée de paillards et de dépravés. Visiblement adepte de ce cuculte la praline, Charles S, sur un forum consacré à la virginité, citait approximativement, en octobre dernier, le livre des Corinthiens, chapitre 6, versets 9 et 10, pour expliquer sa décision de rester chaste avant le mariage : “Ne vous y trompez pas : ni les fornicateurs, ni les idolâtres, ni les adultères, ni les efféminés, ni les prostitués masculins, ni les sodomites, ni les cupides, ni les ivrognes, ni les scandaleux, ni les ravisseurs n’hériteront du royaume de Dieu.”
On l’aura compris : les chrétiens évangéliques pratiquent l’entrisme avec acharnement, imposant avec insistance leurs doctrines, leurs rêves cinglés de retour à la prohibition (du cul, cette fois). A Washington, en 1997, en démonstration de force, ils tinrent même un très officiel congrès baptisé Abstinence Summit, qui dénonça deux jours durant la dépravation de la jeunesse – avec moult photos de victimes de MST. Cette escalade assez alarmante vers l’obscurantisme, ce mépris de la laïcité vire ainsi lentement à la croisade – l’un des programmes moraux “les plus régressifs en Occident depuis plus de cent ans”, dit Anke Bernau.
Sarah Palin, pendant la récente campagne présidentielle américaine, avait ainsi retourné en faveur de cette cause si chère à la droite chrétienne la grossesse de son adolescente de fille Bristol, en lui faisant dire : “Si j’étais restée vierge, je ne serais jamais tombée enceinte.” Bristol est d’ailleurs devenue ambassadrice fervente d’un de ces groupes de pression, The Candie’s Foundation, au désespoir d’une autre fille de célèbre républicain, Meghan McCain (blogueuse et fille du candidat malheureux à la dernière présidentielle) : “Comme ça, les filles de républicains ne sont pas censées avoir de rapports sexuels, et encore moins y prendre plaisir ? C’est comme si nous naissions avec une ceinture de chasteté. Que Dieu nous préserve de toute discussion réaliste au sujet des instincts sexuels les plus naturels. Non, non, non, l’abstinence, toujours l’abstinence…”
3. POUR ÊTRE AIMÉ POUR CE QU’ON EST
Il faut donc au moins tout l’humour outrancier des teen comedies précitées pour imposer un rempart, un défi même, à cette dictature évangélique de la chasteté, cette abstinence imposée, infligée, ordonnée. “Je ne veux surtout pas abonder dans le sens des puritains, mais franchement, être constamment agressé par le sexe – dans les magazines, à la télé –, ça finit par tout banaliser, désacraliser un acte que j’ai vraiment mis sur un piédestal”, tempère le Parisien David T, une petite vingtaine d’années, qui se présente comme “en quête d’un amour absolu” après des flirts déçus.
“Contrairement à ce que pensent Bush ou Sarkozy, l’esprit de Mai 68 a gagné, il est partout, mais déformé par le filtre publicitaire. Du coup, on est moins dans le libertinage que dans l’obscénité, la pornographie… C’est très facile de tomber de ce train en marche et de se retrouver dans le “no sex”. Après, on le vit plus ou moins bien, suivant que c’est un truc qu’on a choisi ou que les circonstances ou le background religieux ont imposé…”
Censé être une plate-forme réservée à ceux qui ont choisi “la chasteté ou la virginité pour des raisons qui leur sont propres mais positives”, le site anglais Celibrate se propose comme guide pour ceux qui vivent avec confusion leur divorce du sexe. Le site s’ouvre sur un rassurant slogan : “No sex ? So what !” (“Pas de sexe ? Et alors !”). Appelant à la rescousse quelques fameux abstinents, d’Isaac Newton à… Cliff Richard, il se veut un lieu de dialogue et de conseil pour ceux qui ont choisi la chasteté comme mode de vie. Parmi ses “bonnes raisons de vivre sans sexe”, il énumère le risque 0% de grossesse et de MST (LOL), pouvoir sortir avec des personnes du sexe opposé (sic) sans la pression et le malaise liés au sexe ou la certitude d’être aimé pour ce qu’on est, et non pour ce qu’on peut offrir sexuellement. Celibrate est aussi en mission pour que l’asexualité soit reconnue comme une orientation sexuelle à part entière, au même titre que l’hétéro ou l’homosexualité.
Tout cela serait gentiment fleur bleue, fleur rose, boy-scout, avec des licornes en peluche sur le lit de princesse si le site n’avait pas été créé par une certaine Denise Pfeiffer, par ailleurs responsable médias pour Silver Ring Thing en Angleterre.
4. POUR RESTER PUR AVANT LE MARIAGE
Cette idéalisation, voire ce militantisme de la virginité, est largement documentée aux Etats-Unis par des best-sellers comme The Thrill of the Chaste de Dawn Eden, guide pratique pour une vie sans sexe. Les membres du groupe Silver Ring Thing poussent la logique d’identification à leur cause jusqu’à porter publiquement, comme un repoussoir (un crucifix et de l’ail ?), un anneau en argent. “Port ostentatoire de signe religieux”, comme le punit la loi française ?
Une écolière britannique de 16 ans, dont le père, pasteur près de Brighton, est l’un des animateurs de Silver Ring Thing, a porté plainte, et perdu, contre son école qui lui avait interdit de porter ce signe en classe. Une visite sur le site silverringthing.com révèle d’ailleurs tout le militantisme, voire l’évangélisme de ce puissant lobby, rêvant d’une société où “l’abstinence redeviendrait la norme plutôt que l’exception” et ou “les pécheurs pourraient retrouver une seconde virginité”. Dans ses vastes shows, entre messes et kermesses, le mouvement présente même ses propres groupes de rock et de rap.
Qu’on ne s’étonne alors pas de retrouver, au sommet des charts américains, des groupes eux-mêmes membres du Silver RingThing, revendiquant hystériquement leur virginité, comme les trois inoffensifs Jonas Brothers, dont le chanteur Joe a déclaré : “Cette bague de pureté symbolise une promesse, faite à nous-mêmes et à Dieu, que nous resterons purs jusqu’au mariage.”
Toujours à l’affût de ces phénomènes de société insolites et croustillants, la télé-réalité a été l’une des premières, dès l’été 2005, à offrir une vitrine à cette vaguelette de fond, à ce négationnisme décomplexé de l’héritage sixties. No Sex Please, We’re Teenagers enfermait ainsi pendant six mois douze adolescents dans un bocal pour tester leur capacité à résister à la tentation et aux ordres de leurs hormones. Pour le premier épisode, signe de l’emprise de ce groupe de pression, les participants visitaient, en Floride, un congrès de Silver Ring Thing…
5. POUR CONTRER LA PENSÉE LIBERTAIRE
L’ancienne ministre britannique Ann Widdecombe, députée conservatrice qui ferait passer Christine Boutin pour une dépravée, fait partie, en Angleterre, des avocats ardents des groupes de pression façon Silver Ring Thing ou True Love Waits… Dans un discours, avec cette façon bien droitière décomplexée de présenter les pires régressions comme un progrès social, elle a ainsi dénoncé “l’échec de la pensée libertaire” et la nécessité “de promouvoir la virginité”.
Il suffit aujourd’hui de fureter sur Facebook, par exemple, pour mesurer à quel point la Bible Belt américaine est devenue une ceinture de chasteté. On ne compte ainsi plus les groupes “Abstinence is sexy”, “Abstinence is awesome” ou même “Athletes for abstinence” promettant bébés, maladies sexuelles et carrières ruinées aux adolescent( e)s succombant à l’appel de la chair.
Heureusement, quelques groupes ripostent : “Fuck abstinence” ou le salopard “Abstinence is for ugly people” tentent ainsi de ridiculiser ce retour en force de l’ordre moral, quarante ans après Mai 68 ou les utopies hippies. Car il serait naïf de croire ces sites et groupes de pressions aux seules mains de quelques grenouilles de bénitiers et pasteurs hystériques isolés. Sous la présidence de George W. Bush, un budget de 15 milliards de dollars avait été débloqué pour un programme de cinq années destiné à promouvoir l’abstinence – officiellement, pour lutter contre la propagation du sida.
En Angleterre, un rapport de l’Education nationale avait alors très clairement dénoncé cette politique, jugée suicidaire, car “cette forme d’éducation ne mise que sur le maintien de la virginité, éliminant de facto toute information sur la contraception, avec les risques que ça comporte”. Un rapport vite diabolisé par les associations les plus moralisatrices du pays, qui espéraient que le texte américain trouverait un écho plus conciliant en Grande- Bretagne. Le leader de Silver Ring Thing, l’Américain Denny Pattyn, s’en plaignait alors amèrement : “Aux Etats-Unis, nous avons géré l’abstinence grâce au financement public mais en Angleterre, vous n’avez pas les infrastructures pour ça.”
Dès son arrivée au pouvoir, Barack Obama changeait d’ailleurs radicalement les termes de cette aide, remplaçant cette obsession pour la virginité par une approche autrement plus pragmatique de la prévention des grossesses adolescentes. Cette loi avait été votée en 2003 sous la pression des groupes religieux, qui bénéficiaient largement de cette manne financière pour leurs propres exercices de propagande. En vain : selon une étude des universités de Yale et Columbia, les adeptes de ces spectaculaires “voeux de chasteté”, porteurs de bagues ou non, renoncent à 88% à leurs promesses et auront des rapports sexuels avant le mariage – avec un taux de risque exactement égal à celui des autres adolescents face aux maladies sexuellement transmissibles.
6. POUR ÉVITER DE SE FAIRE “REPUCELER”
Sur un des groupes Facebook consacrés à la virginité, on peut pourtant lire Cathy, de Montréal, expliquer qu’elle veut rester vierge jusqu’au mariage “car on n’offre pas un cadeau déjà ouvert, avec lequel on a déjà joué”. On pourrait en rire si cette obsession de l’hymen et de la pureté n’était pas, dans certaines sociétés, un tel fardeau, une telle contrainte pour les femmes – et elles seules.
Car ce sont bien entendu les pressions religieuses qui font aujourd’hui la fortune de quelques chirurgiens spécialisés en hyménoplastie. Soit la reconstruction naturelle de l’hymen, sans la moindre trace visible d’une activité sexuelle passée. En France, cette opération peut même être remboursée par la Sécurité sociale. Une sorte de “repucelage” qui fait florès aux Etats-Unis.
On est bien loin de l’insouciance goguenarde du Like a Virgin de Madonna : des livres comme The Cult of the Born-Again Virgin – How Single Women Can Reclaim Their Sexual Power de Wendy Keller prônent une société où l’on peut expier sa sexualité, éliminer physiquement toute réminiscence de pénétration. Des clubs se sont formés à travers le pays, façon réunion Tupperware, pour convaincre des femmes et des hommes d’effacer la chair de leur mémoire et de vivre ensemble, épanouis, une chasteté regagnée.
7. POUR MIEUX EN PROFITER PLUS TARD
Si Gaëlle, enseignante à Bordeaux, parle aujourd’hui, évoquant son abstinence de plus de deux ans, “de retrouver une certaine pureté, comme une seconde virginité”, elle refuse catégoriquement ce mode de vie archaïque, cette banalisation de la régression. “C’est juste que je ne veux reprendre une activité sexuelle qu’avec une personne qui, dans ma tête, le “mérite”. On a beau être abstinente, on a des désirs, des attirances, même des envies mais on préfère les mettre de côté. Dans mon cas, pour mieux en profiter plus tard.” Quand on évoque ces “désirs et attirance”, même les plus farouches gardiens de leur virginité évoquent, en balbutiant parfois, la masturbation comme une soupape, voire une frénésie – “Je n’ai jamais connu qui que ce soit d’aussi bien que mon godemiché”, s’amuse Emma G.
Et tous parlent, évoquant leur virginité dans la société actuelle, d’un sentiment de culpabilité, d’humiliation, que le fil des ans et des réflexions leur a appris à contourner, voire retourner. “C’est très dur de dire non, de ne pas se conformer, explique Deanna, de Raleigh aux Etats-Unis. Je l’ai longtemps vécu un peu honteusement, mais aujourd’hui, j’ai totalement déculpabilisé. Quand je vois les filles de mon âge, à la fac, elles n’attendent déjà plus rien de la vie – à part des bébés. Leur vie sexuelle a commencé trop tôt pour qu’elles aient eu le temps d’y réfléchir, d’anticiper, d’espérer… Moi, chaque jour, je me sens plus prête, plus mûre, mais j’attendrai la bonne personne. Je suis contente d’avoir résisté aux quolibets.”
Etre stigmatisé en victime, en loser (“frigide”, “mal baisée”…) : voilà ce qui exaspère les abstinents volontaires. Tous réfutent l’expression “misère sexuelle”, et aucun des Français ne se reconnaît dans la glauque chasteté imposée par la vie aux personnages de Houellebecq. Le Parisien David T fait ainsi partie de ces chômeurs du cul. Mais il n’a pas été licencié : il a démissionné, avant même de s’engager. “Si un jour je rencontre une femme idéale, alors peut-être. Mais pour l’instant, franchement, j’ai une carrière à gérer et d’autres plaisirs dans la vie. Vous devriez essayer les cours de danse jazz.” On y pensera, on aura tout le temps pour ça, après la mort.
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