D’un côté, une féerique balade en forêt en compagnie d’un petit renard agile. De l’autre, de la baston de série B dans l’Union Soviétique des années 1980. En cette rentrée, le jeu indépendant français fait le grand écart mais n’oublie pas l’essentiel : le style.
L’un pourrait bien être le plus beau jeu vidéo de la rentrée et l’autre, le plus fou. Le premier nous met dans la peau d’un petit renard courageux qui file sans relâche à travers une merveilleuse forêt dessinée à la main. Loin du conte féerique, le second tiendrait plutôt du cocktail costaud avec des coups, du sang, de la drogue et des mutants (ou quasi) dedans, sans parler, pour ne rien arranger, d’une bonne dose de grossièretés. Rien de commun à première vue entre le somptueux Seasons After Fall et le mal peigné – mais c’est parfois aussi tout un art – Mother Russia Bleeds. Rien, sinon leur origine française, le fait qu’ils soient tous deux l’œuvre d’anciens d’Ubisoft (ce qui n’est certes pas un signe distinctif dans le jeu indé made in France) et, surtout, leur manière de s’appuyer sur (et d’exalter) une certaine idée du style.
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Seasons After Fall est le plus immédiatement séduisant. Vieux projet lancé en 2009, mis en pause deux ans plus tard et enfin mené à son terme par le studio montpelliérain Swing Swing Submarine déjà responsable des excellents Blocks That Matter et Tetrobot and Co., ce jeu de plateforme riche en énigmes est un régal pour les yeux. Ses arbres, ses ciels, ses lacs… Ses roses, ses verts, ses oranges, ses bleus… C’est un enchantement. D’autant qu’assez vite, il devient possible de passer d’une saison à une autre et de transformer ainsi le monde à volonté. Ce pouvoir se révèle bien utile pour avancer dans l’aventure. L’automne fait pousser des champignons géants pour que notre petit renard s’y hisse, l’hiver gèle la surface de l’eau sur laquelle il peut alors courir, le printemps pluvieux aide les arbres à pousser… Le plaisir est cérébral (lorsqu’on parvient à résoudre une énigme) mais, aussi, tout simplement sensuel. Regarder la forêt changer alors que souffle le vent et que bruissent les feuilles devient une satisfaction en soi.
Dans ce jeu gentil mais où le parcours du joueur n’est pas fléché, il n’est pas rare que l’on s’égare un peu (et plus si affinités). Mais on en viendrait presque à s’en féliciter : cela donne une excuse pour repasser encore une fois devant cette souche ou ce rocher et observer en détail les métamorphoses de la nature au fil des saisons. Au fond, le véritable but de Seasons After Fall, jeu d’errance et de déambulation plus que de maîtrise (de la géographie des lieux, donc, en particulier), n’est-il pas précisément là, dans ce mélange d’expérimentation et de contemplation ? Dans le fait d’habiter pour un temps ces formes, ces tableaux vibrants ?
On pourrait presque en dire autant de Mother Russia Bleeds, qui nous emmène pourtant tout à fait ailleurs. Dans l’Union Soviétique de la fin des années 1980 où prend place son intrigue ironique et joyeusement embrouillée ? Plutôt au cœur de la scène vidéoludique de la même époque (et du début de la décennie suivante) avec ses beat them all – une expression uniquement utilisée en France, curieusement – dans lesquels un ou plusieurs héros s’en vont bastonner du méchant des rues dans des niveaux en déroulement horizontal.
Conçu par les Parisiens du studio Le Cartel mais édité par les punks texans de Devolver Digital (Hotline Miami, Broforce…), Mother Russia Bleeds s’affiche ainsi en héritier des mythiques Final Fight, Double Dragon et Streets of Rage. Ou, plutôt, se fantasme en contemporain de ces titres apparus à une autre époque et dans un tout autre contexte. C’est sa principale limite, diront certains – avec quelques imprécisions dans l’action et une difficulté pas toujours très bien dosée. C’est aussi sa grandeur et ce qui en fait bien plus qu’un exercice potache enrichi d’une poignée d’idées originales. Mother Russia Bleeds est un trip un peu dingue, un voyage dans le temps en apparence blagueur et pourtant tout à fait sérieux. Le but n’est pas d’innover mais de donner naissance à cette chose étrange : un jeu nouveau du passé. Alors on reprend un style graphique (le pixel art) autant que ludique et on s’exprime avec, on chante dessus. Bienvenue dans le jeu vidéo-karaoké.
Pour Seasons After Fall comme pour Mother Russia Bleeds, distinguer le fond de la forme et disserter sur les mérites respectifs de l’emballage visuel ou sonore et du sacro-saint gameplay n’aurait pas beaucoup de sens ni d’intérêt. Le conte bucolique comme la série B musclée ne sont que style, qu’immersion dans un style, c’est-à-dire une vision, un tempo, une personnalité. Une idée du monde et du jeu vidéo. Ce sont des propositions fortes, à prendre ou à laisser plutôt qu’à désosser pour faire l’inventaire de leurs pièces en distribuant platement bons et mauvais points. Chacun dans son genre, Seasons After Fall et Mother Russia Bleeds sont extrêmes. Leur folie est délicieuse.
Seasons After Fall (Swing Swing Submarine / Focus Home Interactive), sur PC, 14,99 €
Mother Russia Bleeds (Le Cartel / Devolver Digital), sur Mac et PC, 14,99 €
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