Un an après les attentats de janvier, les visages des victimes de Charlie Hebdo hantent toujours les esprits. Sur Public Sénat, un portrait élégiaque se souvient de l’économiste hétérodoxe Bernard Maris, dont la parole manque plus que jamais.
Perdu dans la masse des documentaires qui, un an après les attentats de janvier 2015, évoquent les disparus (cf. les docs de Stéphane Bentura, Attentats, les visages de la terreur diffusé le 4 janvier sur France 3, et de David André, Du côté des vivants, le 5 janvier sur France 2), le film d’Hélène Risser et Hélène Fresnel, A la recherche de Bernard Maris, concentre son récit élégiaque sur la figure chaleureuse d’une plume à part de Charlie, qui révéla à ses lecteurs les vices de l’économie mais aussi ses potentialités émancipatrices.
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Les auditeurs de France Inter s’étaient aussi attachés depuis des années à sa voix, directe, simple, habitée par la petite musique occitane. En l’écoutant, l’économie devenait aussi passionnante que désolante. Ce fut l’étrange pari pédagogique de Maris : aider à mieux saisir les mécanismes économiques pour mieux prendre acte de leur vacuité et de leurs effets mortifères.
Dans Charlie, Bernard Maris signait ses papiers Oncle Bernard, comme s’il adressait à des neveux un peu ignares des théories économiques. C’est ce que lui avaient demandé ses rédacteurs en chef lorsqu’il entra à Charlie Hebdo, après avoir écrit au Monde et à La Tribune.
Reconstituer les parties dispersées d’une riche existence
Sur les traces de son passé (Toulouse, où il enseigna l’économie dans un centre de recherche innovant, Paris…), Hélène Risser et Hélène Fresnel, sa dernière compagne, ont interrogé beaucoup de ses anciens amis, pour tenter à travers leurs souvenirs émus de reconstituer les parties dispersées d’une riche existence, à condition de comprendre le mot “riche” comme le synonyme de plein, cohérent, moral.
Humaniser l’économie, dénoncer les abus du capitalisme et la destruction induite des collectifs, défendre le social, l’écologie, faire de la théorie économique le lieu d’un programme politique qui n’aurait comme horizon que le progrès social…
En parfait hétérodoxe qu’il était, Bernard Maris ne cessa de s’opposer à ces “grands fauves” du néolibéralisme, à ces prédateurs aveuglés par leur propre hubris : il leur taillait des costards chaque semaine dans Charlie. “Faisons un rêve”, écrivait-il : “Lorsque l’économie et les économistes auront disparu, ou du moins auront rejoint l’‘arrière-plan’, auront aussi disparu le travail sans fin, la servitude volontaire et l’exploitation des humains. Régneront alors l’art, le temps choisi, la liberté. Qui rêvait ainsi ? Keynes, le plus grand des économistes.”
Bousculer l’ordre intranquille de la réalité du monde
L’économiste Daniel Cohen ou le journaliste Philippe Labarde saluent dans le film sa combativité lucide. Mais, comme le précise le psychanalyste Roland Gori, Maris était aussi plein d’humour, savait “retourner l’ironie contre soi”.
Militant acharné, membre du conseil scientifique d’Attac, candidat Vert aux legislatives de 2002, il avait réglé ses comptes en 2012 avec sa famille politique d’origine dans son Plaidoyer (impossible) pour les socialistes.
Ce tropisme militant ne l’empêcha pas d’accepter la proposition du président du Sénat Jean-Pierre Bel d’entrer au conseil général de la Banque de France, comme s’il avait besoin de circuler dans tous les espaces sociaux, de se frotter à la réalité du monde dont il aurait aimé bousculer l’ordre intranquille. “ça le faisait marrer de faire chier le monde”, suggère Riss, le directeur de la publication de Charlie.
Un modèle d’humanisme modeste et honnête
On retrouvait ce goût du paradoxe et du pied de nez dans le plaisir qu’il avait de vivre dans le quartier cossu du XVIe arrondissement, dans un cadre bourgeois (auprès de sa femme Sylvie Genevoix, jusqu’au décès de celle-ci en 2012).
Ce frustré de l’économie qui s’intéressait à la politique, ce frustré de la politique qui s’intéressait aux arts ajustait ses obsessions à l’évolution de ses désirs. Le goût de la littérature avait pris le pas dans les derniers temps sur le commentaire de la vie économique qui le lassait.
Il rêvait d’écrire un grand roman, que son ami Emmanuel Carrère, interrogé ici, aurait aimé saluer. Acteur aux côtés d’Elias Sanbar dans Film Socialisme de Jean-Luc Godard, Bernard Maris adorait La Salamandre d’Alain Tanner. Plus que l’homo economicus, qui le désolait, il défendait l’homme cultivé, animé par le goût des arts et des rencontres. C’est ce modèle d’un humanisme modeste et honnête que dessinent sensiblement Hélène Risser et Hélène Fresnel à travers son évocation.
Une série d‘hommages avec la liberté d’expression comme horizon indépassable
Outre ce juste portrait de Bernard Maris, d’autres programmes reviennent cette semaine sur le traumatisme des attentats de janvier. Le documentaire d’Yves Riou et Philippe Pouchain, Attentats : Charlie, le rire en éclats, pose la question éternelle : le rire autorise-t-il tout ?
De qui se moque-t-on à travers des caricatures ? Où se dessine la frontière entre le rire et l’humiliation ? Le film tourne autour de cette question de l’huile et du feu, que l’enjeu de la caricature porte avec lui historiquement, depuis au moins L’Assiette au beurre et Hara-Kiri. Peut-on défendre la liberté d’expression et le refus du blasphème, ou faut-il forcément choisir son camp ?
Tous les intervenants interrogés avancent leur position tranchée sur le sujet, qui ne devient glaçant que lorsqu’on se souvient du dernier dessin, prophétique pour le coup, de Charb, présentant un jihadiste, la kalach sur l’épaule : “Toujours pas d’attentats en France ! Attendez, on a jusqu’à la fin janvier pour présenter ses vœux.”
A cette liberté et cette impertinence quasi héroïque, l’émission de Canal+ La Collection rend un hommage particulier à travers dix films courts d’animation qui tous envisagent la liberté d’expression comme un horizon indépassable de nos temps obscurs.
A la recherche de Bernard Maris, l’anti-économiste d’Hélène Risser et Hélène Fresnel. Samedi 9, 22 h, Public Sénat
et aussi Attentats : Charlie, le rire en éclats. Mercredi 6, 22 h 40, France 3 ; La collection – Dessine toujours ! Mercredi 6, 22 h 40, Canal+
à lire Pour saluer Bernard Maris (Flammarion), 120 pages, 10 €
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