Ne pas sous estimer l’attrait de l’Etat islamique sur les déçus de la globalisation. Scott Atran martèle ce conseil dans son dernier livre, « L’Etat islamique est une révolution ». Pour l’anthropologue franco-américain, faire reculer l’EI est une chose, comprendre sa capacité d’attraction en est une autre. Il appelle à prendre au sérieux la menace de l’EI dans l’espoir, un jour, de le voir disparaître.
Dans L’Etat islamique est une révolution, vous expliquez que l’Occident a sous estimé et sous estime encore l’EI. Hors les remontées actuelles du terrain vont dans le sens inverse : l’EI perdrait du terrain et moins de jeunes le rejoindraient à cause des bombardements de la coalition.
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C’est vrai, les bombardements des Américains et Français d’un côté, et des Russes de l’autre, ont réussi à contenir l’extension de l’EI dans son noyau, et cela a un effet sur le recrutement. Le crie de l’EI pendant les batailles est “l’EI perdure et croît”. Mais s’il ne croît plus là bas, l’EI s’étend en Afrique du nord, en Asie centrale, en Indonésie. Il est vrai que ses troupes n’envisagent plus une victoire inévitable, ce qui n’était pas le cas il y a même un an. Les défaites militaires sont importantes, mais battre l’EI sera beaucoup plus difficile qu’on ne le pense, surtout en ce qui concerne les répercutions en Occident.
Il sera notamment difficile de contrer la capacité d’attraction de l’EI ?
L’EI représente encore le seul contre mouvement mondial à la globalisation, à l’hégémonie des USA et de ses alliés européens. En 1979, la révolution islamique en Iran et l’invasion soviétique ont marqué le début de la fin de la main mise du contrôle de l’Occident, de l’Europe de l’ouest, y compris des Russes, sur le Moyen-Orient. Cela a ouvert la boite de pandore de toutes les passions réprimées pendant plus d’un siècle. Cela a déclenché une guerre civile entre les sunnites et les chiites bien organisés et hiérarchisés, surtout en Iran. Après la chute du mur de Berlin et l’invasion de l’Irak, l’EI représente la seule narration contraire aujourd’hui, même si la grande majorité de la population mondiale est contre. Jamais dans l’histoire, un si petit groupe avec si peu de moyen a provoqué une peur si grande dans le monde. Et on ne sait pas quoi faire. La réponse de l’Occident est très inconstante et incohérente.
Dans votre livre, vous écrivez que certains intellectuels seraient dans le déni quant à la nature et l’attractivité de l’EI, comme le politologue Olivier Roy par exemple, tenant de l’islamisation de la radicalité, dont vous trouvez l’analyse un peu naïve. Pouvez-vous en dire plus ?
Olivier Roy est un homme brillant, il a été en Afghanistan, il connaît bien le terrain. Mais on utilise des mots comme nihilisme de façon abusive. Nous sommes à un moment géopolitique de l’histoire de l’humanité où existe une grande faille entre la partie de l’humanité qui est plus où moins contente avec la vie et une grande partie qui ne l’est pas. Cette dernière partie peut trouver dans l’EI, pour différentes raisons, une proposition réelle, concrète, réalisable et attirante. On parle de la violence, de la barbarie et de la cruauté. Mais c’est un mouvement festif, joyeux et plein d’espoir. Le fait que l’EI ait résisté à une coalition de 60 nations en continuant à s’étendre était d’un grand attrait. Malgré son atavisme actuel, l’EI reste un mouvement historique géopolitique dynamique et moderne. C’est le côté obscur de la globalisation : il offre une alternative réelle et accuse ses ennemis d’être eux-mêmes nihilistes. L’EI accuse l’Occident d’effacer les distinctions morales, culturelles, entre les sexes, d’accepter le multiculturalisme, une vision nihiliste au sens propre du terme. Le qualificatif de nihiliste dont on a affublé l’EI masque pour moi une ignorance volontaire de la gravité morale de ce qu’il représente et la profondeur de l’engagement de ses hommes. Je suis étonné de la réaction des intellectuels occidentaux.
C’est-à-dire ?
C’est une réaction superficielle de ne faire aucune démarche pour comprendre pourquoi c’est contagieux. Il est ridicule de dire que les personnes qui rejoignent l’EI sont juste des criminels, des nihilistes, des marginaux en quête d’identité. Cela n’explique pas pourquoi un mouvement qui n’avait pas d’existence à conquis des centaines de milliers de kilomètres, attiré des gens de 100 nations, et, avec si peu de moyens représente maintenant la menace principale. Cela ne peut pas être qu’un petit banc de marginaux et de criminels. Si en France, il est vrai que les points chauds de recrutement sont les prisons et les quartiers défavorisés, ce n’est pas du tout le cas en Angleterre ou, dans une certaine mesure même en Afrique du nord, où la pluralité des transfuges sont de classes supérieures et ont suivi un cursus universitaire. L’attraction de l’EI va au delà des marginalisés. Et on n’essaie pas de comprendre pourquoi des petits criminels sont attirés par l’EI, au delà du fait que ce sont des petits criminels et qu’ils n’ont rien d’autre à faire. Ce n’est pas du tout le cas. La raison pour laquelle des petits criminels rejoignent l’EI, c’est parce que les Etats-Unis et l’Europe ont réussi à tarir le flux financier d’Al-Qaida. Ces groupes terroristes ont été obligés de chercher des moyens financiers, des armes, des logistiques clandestinement où ils existent. C’est à dire dans le monde criminel. Qui habite ce monde en France ? C’est très particulier : la majorité des prisonniers sont des hommes jeunes d’origine musulmane. Est ce que ces jeunes veulent être des petits criminels ? Pas du tout. Le prix Nobel d’économie Gary Becker explique qu’ils sont poussés dans la petite criminalité parce que leurs origines sociale et économique ne leur permettent pas d’entrer avec aisance dans le monde professionnel. La petite délinquance est un choix par dépit. L’EI le sait et leur dit : “vous qui ne voulez pas être des petits criminels, la société ne vous aurait-elle pas forcé ? Pourquoi tous vos compagnons sont comme vous ? Vous pensez que c’est un hasard ? Bien sur que non. Nous vous proposons d’utiliser votre savoir pour vous libérer de vos propres mains, vous, vos compagnons et l’humanité -c’est un discours gaulliste. Mais cela nécessite la violence car aucune révolution n’est née sans des fleuves de sang”. C’est un discours de rédemption, salvateur, qui donne un sens à leur vie. Ce n’est pas juste des paumés : ils veulent être sauvés. Au Moyen-Orient, ces jeunes deviennent les meilleurs combattants, surtout les convertis.
Mais les convertis ne viennent pas forcément du milieu de la petite criminalité ?
Beaucoup oui. Leurs discours est très bizarre. Ils disent comprendre l’EI mais parlent aussi du protocole de Kyoto, du droit des animaux. Ils sont en quête de sens, de morale. Les jeunes femmes, de 12 à 17 ans en général, viennent d’un milieu social plus élevé que les jeunes hommes. Elles veulent aider l’homme prêt à se sacrifier pour ses idéaux. Ce petit nombre de gens cherchent des règles morales, des lignes à respecter. Qu’est ce que c’est que d’être religieux ? Qu’est ce que c’est être homme ? Femme ? Ils recherchent de la violence comme rite de passage vers la purification.
Il est paradoxale de dire que l’EI est festif, comme vous le disiez plus haut, alors que sa violence peut être associée à de l’injustice et à de la barbarie…
Jusqu’au milieu de XVIIIeme siècle, toute société humaine a vu la violence comme quelque chose de festif. Pour un groupe, la violence était toujours le moyen de se manifester contre les groupes avec lesquels il était en compétition. En Europe, les gens ne connaissent plus la guerre depuis plus de 70 ans. C’était aussi quelque chose d’exaltant, de festif auparavant. Paradoxalement, beaucoup de gens sont à la recherche de la guerre pour cette raison : se sacrifier pour quelque chose. Je trouve que l’EI est très similaire à l’Etat national-socialiste dans son exaltation de la violence.
En plus du nazisme, vous faites beaucoup de comparaisons historiques. N’est ce pas étrange de comparer deux contextes culturel, politique, social, économique complètement différents ?
Non, cela aide à comprendre l’EI. Certes il y a des conditions culturelle, historique et géopolitique très particulières. Mais il existe aussi des conditions transculturelle, transpolitique, transtemporelle. L’histoire montre que les tribus et les sociétés où vivent des martyrs et des héros vont triompher sur les autres et remporter la compétition pour la survie. L’histoire de la guerre depuis la Seconde Guerre mondiale montre que des insurgés ont vaincu des armées et polices qui avaient dix fois plus d’effectifs et de moyens. Pourquoi ? Parce que ces derniers fonctionnent sur les récompenses matérielles, salaires, promotions ou punitions. Tandis que les révolutionnaires pas du tout : ils fonctionnent sur la croyance. Sur ce que Thomas Hobbes a appelé le “privilège de l’absurdité”. Pourquoi la religion ? C’est d’emblée absurde. Les propositions religieuses sont intéressantes parce qu’elles sont littéralement incompréhensibles, dénuées de sens, donc on les interprète. J’ai mené beaucoup d’expériences qui montrent que baser les règles sur ces principes absurdes est beaucoup plus convaincant que les principes logiques de loi et de contrat social. Pourquoi ? Parce qu’un homme qui est prêt à se sacrifier pour un principe transcendantale absurde, où il voit un pur engagement, on peut lui faire confiance. Il n’y a pas de défection, contrairement à celui qui se sacrifie parce que c’est une bonne affaire. Cela ne marche pas, parce qu’il y a toujours la possibilité qu’il y ait un meilleur deal. L’écrivain Georges Orwell le dit très bien dans son compte rendu de Mein Kempf : “qu’est ce qu’offrent nos sociétés socialistes, et à un moindre degré nos sociétés capitalistes ? Le confort, la sécurité, éviter les risques, l’hygiène, le contrôle des naissances. Qu’est ce que Hitler offre à son peuple ? Le danger, la gloire, l’aventure, la révolution, la destruction, la mort”. Après la visite d’Hitler à Paris, 80 millions d’allemands sont tombés à ses pieds. Orwell explique qu’il avait compris que l’homme, au moins de façon intermittente, à besoin de sacrifice pour les autres, de transcendance, parce que c’est ça qui le distingue des autres créatures. Cette foi en la transcendance nous a fait sortir des grottes, et est responsable des montées et des chutes des civilisations -si elles perdent foi en elles-mêmes. Dans l’EI, la forme d’association se fait d’amis à amis. Les jeunes établissent des nouvelles cultures par des liens horizontaux, une révolution qui crée une nouvelle civilisation qui essaie de substituer un ordre moral, politique, religieux, métaphysique, par un autre. Le côté obscur de la globalisation a trouvé dans l’EI son moyen d’expression. Cela s’est déroulé dans le monde musulman car c’était un monde plein d’idées et d’ambitions réprimé pendant une longue période. Cette crise géopolitique coïncide avec l’idéologie fainéante de l’Occident.
L’Etat islamique est une révolution, Scott Atran, Les Liens qui libèrent, 155 pages, 14 euros, sortie le 4 mai.
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