Nouveau directeur « opérationnel » fraîchement accueilli par les salariés, démission du directeur de la rédaction… Dans l’attente d’une éventuelle recapitalisation qui permettrait au quotidien d’échapper au dépôt de bilan, le bras de fer continue entre les salariés et l’actionnaire Bruno Ledoux.
Pierre Fraidenraich, le nouveau directeur opérationnel de Libé, a déjà gagné deux surnoms parmi la rédaction : au choix, « Troisième Reich » ou « Frankenstein ». « En même temps, son nom de famille est difficile à prononcer et à mémoriser », ironise un journaliste du quotidien. Nommé le 28 mars dernier, Pierre Fraidenraich, ancien boss d’I-Télé, a quant à lui qualifié l’accueil des salariés de « pestilentiel ». Ambiance. Le 2 avril, le nouveau directeur se retrouve face à quelques 200 salariés, dans la salle dite du Hublot, pour passer « le grand oral » réservé aux nouveaux patrons. « C’est une tradition à Libé », explique Fatima Brahmi, déléguée syndicale CGT. « Les nouveaux directeurs se présentent et exposent leur projet, Nicolas Demorand lui aussi est passé par là. » Ce jour-là, deux visions, deux langues, deux mondes se sont confrontés. Face à des salariés échaudés par des mois de conflit et inquiets pour l’avenir et l’intégrité du grand journal de gauche, Pierre Fraidenraich a parlé « puissance de la marque » et « pari de la profitabilité », promettant au passage de « capitaliser sur les valeurs de Libé ». Un vocabulaire qui n’a pas conquis l’auditoire. Un journaliste a pris la parole : « Pierre, si vous tenez à Libération, dites que vous ne prendrez pas ce poste. Partez. »
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« Nous sommes un journal »
Pierre Fraidenraich était accompagné de François Moulias. Le « bras droit » de l’actionnaire Bruno Ledoux et président du directoire depuis janvier a pris la place de Nicolas Demorand après sa démission à la mi-février.
Le 3 avril dernier, nouvelle démission à Libé. Celle du directeur de la rédaction Fabrice Rousselot, qui a annoncé vouloir reprendre son ancienne fonction de correspondant aux Etats-Unis. « On s’y attendait, tout a été fait pour le mettre à la porte », indique Fatima Brahmi. La déléguée syndicale ajoute : « Il ne manquera pas. Il n’a pas soutenu Nous sommes un journal alors qu’il aurait pu en être le fer de lance, c’est dommage. »
« Nous sommes un journal », ce sont deux pages qui depuis février racontent quotidiennement le bras de fer entre la rédaction et l’actionnaire Bruno Ledoux. « C’est un moyen de lutte très innovant qui nous a paru plus constructif que la grève », explique Fatima Brahmi. Une rubrique que le nouveau directeur opérationnel a indiqué vouloir faire disparaître au plus vite. C’est dans ces pages qu’a notamment été publié le 1er avril son portrait au vitriol, signé par « les salariés de Libération » : méthodes de gestion brusques, éthique douteuse, proximité avec Sarkozy… « On tenait à dire ce qu’on pense de lui », explique Fatima Brahmi.
En réaction, François Moulias a exigé la publication de trois tribunes en faveur de Pierre Fraidenraich, rédigées par d’anciens collègues. Et même parmi les membres de la rédaction, tout le monde ne cautionne pas le portrait. Mais les journalistes, méfiants, ne veulent parler que sous couvert d’anonymat: « On ne veut pas jeter de l’huile sur le feu. La situation est tendue, chaque mot peut être repris et interprété à tort et à travers… »
Certains regrettent un portrait « exagérément à charge, peu sourcé, qui relève de la réaction épidermique, de la colère et de l’inquiétude et manque de mesure. » Fatima Brahmi assure pour sa part que « tout est vrai dans ce portrait. » Elle ajoute, concernant l’avenir du journal : « Pierre Fraidenraich a la prétention de vouloir diriger une Planète Libé, à savoir un projet qui n’existe pas encore et que nous n’avons pas validé. » Ce projet, celui porté par l’actionnaire Bruno Ledoux, consisterait à transformer Libé en un groupe multimédia qui ne reposerait plus exclusivement sur le quotidien : développement des activités numériques et de l’événementiel, création d’une Libé TV, d’un « incubateur de start-up », et transformation du siège en un « Flore du XXIème siècle », ce qui impliquerait très certainement le déménagement de la rédaction.
La hantise du dépôt de bilan
Pour mener à bien ce projet, Bruno Ledoux est prêt à recapitaliser le journal. Quatre millions d’euros ont déjà été placés sous séquestre chez le conciliateur du tribunal de commerce. Mercredi 9 avril prendra fin la procédure de conciliation entamée en janvier. Si elle est homologuée par le tribunal de commerce, l’actionnaire est prêt à ajouter 14 millions supplémentaires, soit 18 millions au total, ce qui ferait de Bruno Ledoux l’actionnaire majoritaire de Libé (Edouard de Rotschild, coactionnaire avec 26% et le groupe italien Ersel ne souhaitent pas prendre part à l’augmentation de capital, et aucun nouvel actionnaire n’a été trouvé).
Dans le cas contraire, le journal, en quasi-cessation de paiement, se dirigera vers le dépôt de bilan. En attendant, la rédaction continue à faire tourner le journal. Malgré les difficultés, un membre de la direction tient à souligner « des ventes en sensible hausse, certes portées par une actualité chargée, mais preuve aussi d’un journal de qualité. Nous ne sommes pas découragés, nous sommes combatifs. On veut prouver qu’on est là, et qu’on est bons. »
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