Le Fils de Saul de László Nemes ouvre à nouveau le débat : peut-on filmer une fiction sur les camps d’extermination ?
Curieux débat ouvert par nos confrères de Libération (4 novembre) à propos du Fils de Saul. Tels des sportifs se plaçant en bordure du terrain et se plaignant qu’il n’y ait pas de match, Julien Gester, Clément Ghys et Didier Péron regrettaient l’absence de controverse autour du film de László Nemes.
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Ils sont journalistes et critiques de cinéma, il ne tenait donc qu’à eux de lancer l’assaut. Commentant le contexte plutôt que l’œuvre, ils ont vu un film “aussitôt applaudi et validé comme chef-d’œuvre indiscutable”, omettant la critique cinglante parue dans les Cahiers du cinéma au moment du Festival de Cannes ou n’imaginant pas la possibilité de réserves telles que celles exprimées par Jacques Mandelbaum dans Le Monde (4 novembre).
Un débat considérablement apaisé
Libération poursuivait en déplorant le “cordon de sécurité” autour de Nemes, formé par les historiens Annette Wieviorka et Christian Delage ou le philosophe Georges Didi-Huberman, tous supposés “embedded” dans le marketing du film. Dénoncer une hypothétique “abdication intellectuelle” tout en disqualifiant ladite parole intellectuelle en la rabaissant à un simple outil promo, c’est un peu gros. Il est vrai que Libé n’appartient pas au monde impur du commerce et a fait sa couve et son “événement” sur le film uniquement par pure vertu désintéressée.
Cependant, Gester, Ghys et Péron touchent un point juste sur le constat. Quelques décennies après les textes d’Adorno, de Jacques Rivette (De l’abjection) et de Serge Daney (Le Travelling de Kapo) sur le lien entre éthique et esthétique, après la controverse de La Liste de Schindler et la suspicion lanzmannienne sur la possibilité de figurer fictionnellement la Shoah, le débat existe encore mais s’est considérablement apaisé.
Le curseur a brutalement bougé avec YouTube
Plutôt qu’un délitement intellectuel, on peut voir dans ce retour au calme le signe d’un changement d’époque. Les rescapés des camps disparaissent et il revient aux artistes (et au public) des générations d’après de s’approprier la transmission de cet événement par d’autres moyens que le témoignage ou le document d’archives. D’autre part, le monde des images a considérablement évolué depuis Rivette et Daney.
Prendre leurs textes au pied de la lettre à l’ère de YouTube ou d’Assassin’s Creed semble légèrement anachronique. Bien sûr, il existe toujours des images dégueulasses mais le curseur a brutalement bougé sous l’effet des clips de Daesh, des home-vidéo d’Abou Ghraib, des selfies-quenelles ou des images militaires qui nous vendent la guerre “propre”, entre autres mille exemples.
Mieux vaut savoir que voir
A cette aune, que l’on apprécie ou pas son film, difficile de voir en Nemes un cinéaste “abject”, pour reprendre la terminologie rivettienne. Plutôt que morale, la question du Fils de Saul nous apparaît plutôt du côté de son utilité, comme le formule Mandelbaum : “Que nous importe de voir Auschwitz ? Et pourquoi le voudrions-nous ? Au nom de quelle nécessité ?”
Certes, surtout si on a vu Shoah ou lu quelques livres essentiels sur le sujet. Mieux vaut savoir que voir. Et en même temps, sauf à faire des camps un sanctuaire sacré irreprésentable, pourquoi pas ? Nous qui n’avons pas vécu Auschwitz avons chacun notre représentation intellectuelle et mentale de ce lieu et on ne voit pas qui pourrait prétendre détenir une morale univoque et absolue en la matière.
Je n’ai aucune envie de revoir Le Fils de Saul, film éprouvant, impitoyable, non consolateur, mais je n’oublie pas sa rigueur intellectuelle et formelle, sa puissance de confrontation avec le spectateur. Un film plus proche en cela du Salò de Pasolini que de La Liste de Schindler de Steven Spielberg. Loin du spectacle que Libé redoutait sur sa une.
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