Menacé de mort par la pègre napolitaine, l’écrivain Roberto Saviano persiste et signe avec un nouveau livre, Le combat continue, qui égratigne au passage le laxisme de la France vis-à-vis des mafias. Rencontre.
L’écrivain et journaliste italien Roberto Saviano, 32 ans, toujours flanqué de gardes du corps depuis qu’il a publié en 2006 son best-seller Gomorra, plongée foudroyante au coeur de la Mafia, poursuit son combat avec un nouveau livre intitulé Le combat continue. Un ouvrage dans lequel il évoque toujours l’Italie et sa ville de Naples, mais où il dresse aussi en creux le portrait d’une France largement pénétrée par les mafias – et s’étonne du peu de réaction des dirigeants français.
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Dans la préface de votre dernier livre, vous expliquez que la France est » inondée par l’argent de la drogue », et qu’elle » investit très peu dans la lutte contre les organisations criminelles ». Selon vous, » le gouvernement de Nicolas Sarkozy semble être pratiquement indifférent à ce problème »…
Roberto Saviano – Oui, le gouvernement Sarkozy est vraiment très silencieux sur cette question. Le phénomène mafieux en France est perçu simplement comme quelque chose d’extérieur, qui n’envahit pas trop le pays et en sort très vite. Mais en fait ce n’est pas du tout le cas, la France est un carrefour fondamental du narcotrafic, les polices le savent très bien, et je ne peux pas imaginer que l’Etat ne s’intéresse pas à la quantité d’argent qui circule en France. Il y a une raison à cela : c’est que les anciennes colonies françaises subsahariennes sont les endroits d’où la cocaïne part, pour arriver en France. Et si on écoute les politiciens, on a l’impression qu’il s’agit de faits divers, de petites histoires de dealers, alors qu’il s’agit en réalité d’un trafic de grande envergure : on parle ici d’argent qui rentre dans les banques et dans les entreprises. C’est pour ça que j’estime que la tolérance du gouvernement français sur ce sujet est très grande, trop grande.
J’ai le sentiment que Sarkozy n’agit pas sur la question des mafias pour ne pas attirer l’attention sur ce problème. Si on trouve de l’argent sale, on peut forcément en trouver encore plus ; on ouvre alors la boîte de Pandore. Ce n’est pas pour rien, je pense, que Ferdinando Cifariello, l’un des plus importants chefs du clan camorriste Di Lauro, s’était installé à Nice. Pour que quelque chose se passe en France, il faudrait qu’un juge soit tué. Par exemple, le juge Falcone, qui a été assassiné et dont je parle dans mon livre, disait que pour que l’on commence à combattre la Mafia, il faut qu’il y ait des morts symboliques. Il n’y en a pas eu en France ces dernières années.
Comment cet argent rentre-t-il dans les banques et dans les entreprises ?
Le mécanisme, on le voit seulement à l’oeuvre quand c’est l’antimafia italienne qui opère. Un exemple : si on ouvre un restaurant en France, l’un des partenaires peut avoir son siège social ailleurs, dans un lieu off-shore, Aruba par exemple. C’est là que cet argent entre en France, sans que l’on puisse le voir. L’objectif du gouvernement français est que les entreprises basées sur le territoire paient des impôts. Mais ça ne les intéresse pas, en revanche, de savoir d’où cet argent arrive. Pour les banques, le problème principal est qu’avec la crise financière, les défenses immunitaires de l’Etat ont beaucoup baissé. Cette tolérance à l’égard des mafias via le système financier est dûe au fait qu’elles disposent de beaucoup de liquidités dans ce contexte économique déprimé.
Cette question est pourtant absente de la campagne présidentielle française…
C’est évident. Il y a quelques jours, Pietro Grasso, le chef de l’antimafia en Italie, a déclaré que des groupes mafieux qui disposent de près de 500 milliards d’euros, sont en train d’investir des sommes colossales en France. On aurait pu s’attendre à ce que le Président français prenne position, déclare que cet argent ne rentrerait jamais en France. A l’inverse, cette nouvelle a été entourée d’un silence assourdissant. En France, la mafia n’est pas une thématique de campagne forte, on préfère se focaliser sur la question de l’immigration. En Italie, il y a une loi qui prévoit que l’on est coupable si l’on est simplement en relation avec la Mafia ; en France cette loi n’existe pas : pour être reconnu coupable, il faut faire partie d’une mafia, et pas simplement y être « affilié ». Paradoxalement, la police française fournit énormément de données. Et les politiques n’en font rien. Idem pour les journaux. Au final, c’est le film de Jacques Audiard, Un prophète, qui a peut-être fait le plus ces dernières années pour parler du problème des mafias dans votre pays.
Un système de lutte européen contre les mafias fait-il également défaut ?
Oui, et c’est pour cela que je regrette beaucoup le fait que la France ne soit pas impliquée dans cette lutte. Idem pour l’Angleterre. Il faut un réseau international coordonné pour lutter contre les mafias. Je maintiens que si l’Europe ne s’attaque pas à ce problème pour le moment, c’est qu’elle en a besoin. Cet argent, s’il ne rentre pas, finira ailleurs, et c’est un problème en cette période de crise. Et cet argent ne vient pas uniquement d’Europe. L’autre jour, un policier mexicain m’expliquait que les mafias mexicaines étaient en train d’acheter l’Espagne. Ces mafias récoltent énormément d’argent grâce au trafic de cocaïne et de méthamphétamine avec les Etats-Unis, elles ont énormément de liquidités qu’elles recyclent en Espagne, d’abord, et qu’elles recycleront certainement très vite dans le reste de l’Europe.
Ces mafias extra-européennes sont-elles une nouvelle menace pour l’Europe ?
Oui, de très grosses cargaisons de cocaïne partent de pays comme l’Uruguay pour rejoindre l’Europe, notamment l’Europe de l’Est. Ces mafias sont les plus menaçantes, et j’essaie de faire comprendre que ce problème n’est plus uniquement italien, même si l’Italie est encore très touchée. J’ai parfois le sentiment de me battre un peu seul, mais une évolution est possible. C’est pour cela que je continue à publier des livres qui vont dans ce sens.
Propos recueillis par Pierre Siankowski
Le combat continue – Résister à la Mafia et à la corruption (Robert Laffont), traduit de l’italien par Marguerite Pozzoli, 196 pages, 18 euros.
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