Pour le sociologue Eric Fassin, le rejet du multiculturalisme auquel se livre l’Etat depuis plusieurs années a fini par conduire à de dangereux amalgames.
Le président de la République déclarait le 10 février sur TF1 que le multiculturalisme était » à l’origine de bien des problèmes de notre société ». Sur la même ligne qu’Angela Merkel en Allemagne et David Cameron en Grande-Bretagne, qui eux aussi estiment que le multiculturalisme a « échoué » parce qu’il était « en contradiction avec nos valeurs ». Comment expliquer ce rejet radical et soudain du multiculturalisme qui vient désormais du sommet de l’Etat ?
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Eric Fassin – En 2003, quand il mettait en place le Conseil français du culte musulman, Nicolas Sarkozy se voulait multiculturaliste. Il espérait contrôler les banlieues par le moyen de l’islam organisé. Or, les émeutes de 2005 ont marqué l’échec de cette stratégie : elles n’étaient pas le fait des islamistes, bien sûr, mais les autorités musulmanes ne sont pas parvenues à les empêcher non plus.
En 2007, avec le ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale, Nicolas Sarkozy redéfinissait sa stratégie. Toutefois, il prétendait encore compenser son discours négatif sur l’immigration par un discours positif sur la diversité. On voit aujourd’hui qu’il a renoncé à cet équilibrisme : il n’est plus question de diversité. Immigration et islam fournissent désormais les deux arguments centraux de la France sarkozyenne : l’identité nationale, on l’a vu lors du « grand débat » de 2009-2010, se réduit à une construction négative, réactive et réactionnaire.
Pourquoi ces glissements progressifs vers le ressentiment ? Le moteur en est l’échec. Nicolas Sarkozy est condamné à la fuite en avant parce qu’il échoue sur tous les fronts – chômage, pouvoir d’achat, diplomatie, insécurité, etc. Il se replie donc sur une politique du ressentiment. Non qu’elle soit efficace… Mais, nous le disions en 2010 dans le deuxième volume de Cette France-là à propos de l’immigration, et il en va de même pour l’islam : si le président continue dans cette voie malgré tout, c’est faute d’avoir autre chose à offrir.
Aujourd’hui, comment définiriez-vous ce moment de basculement politique dans le rejet de la culture musulmane, dans cette fuite en avant « culturaliste » ?
S’il faut craindre l’immigration, nous dit-on, c’est qu’elle serait porteuse d’une contamination islamique – voir la loi sur la burqa. S’il faut craindre l’islamisme, ajoute-t-on, c’est qu’il provoquerait un afflux d’immigration – voir les réactions face aux révolutions arabes. Autrement dit, quelle que soit la question, la réponse ne change pas : l’islam, à cause de l’immigration ; ou l’immigration, à cause de l’islam.
Cette monomanie nous permet de comprendre que le rejet du multiculturalisme mène en soi au monoculturalisme. On parle tantôt des racines chrétiennes de la France, tantôt de l’héritage républicain de la laïcité. L’incohérence révèle le véritable enjeu. On patrimonialise la nation pour en réduire la définition aux Français de souche. Autrement dit, en fait d’histoire de France, c’est l’affirmation d’une identité nationale blanche. Rien ne sépare plus la droite de l’extrême droite.
L’intégration fonctionne-t-elle plutôt bien ou plutôt mal en France ?
On peut poser la question de l’intégration pour des étrangers. Mais la poser, comme le fait le Président, non seulement pour les immigrés mais aussi et surtout pour leurs enfants ou leurs petits-enfants, c’est considérer que ces Français « issus de l’immigration », comme on dit de manière significative, restent au fond étrangers. Bref, on définit certains Français en les ramenant toujours à leur origine. Il s’agit non pas de prétendre qu’il n’y a pas de problème, mais de changer de grille de lecture. Le problème n’est pas l’intégration mais la ségrégation, la discrimination. Donc, le problème, ce n’est pas qu’il y a des Français d’origine étrangère, mais qu’on les traite comme des étrangers à la nation. Autrement dit, la rhétorique de l’intégration fait partie du problème, pas de la solution.
Le voile et la prière dans la rue semblent deux points de fixation du rejet de l’islam. Comment interprétez-vous ce double rejet ?
Dans les deux cas, il s’agit de visibilité. On tolère l’islam à condition qu’il soit discret : on lui interdit de s’afficher dans l’espace public. Autrement dit, on lui demande de rester privé – ce qu’on n’exige pas du catholicisme (songeons aux processions). Nous voilà dans une logique de tolérance, non de reconnaissance. Cela me rappelle les discussions sur l’homosexualité dans les années 90 : on tolérait les homosexuels mais on les enjoignait à rester discrets. Sinon, l’homophobie se déchaînait contre la visibilité (comme la Gay Pride) et contre les demandes de reconnaissance (le Pacs). L’homophobie représentait donc l’envers de la tolérance. De même, l’islamophobie constitue aujourd’hui l’autre face de la tolérance ostensible pour l’islam.
Existe-t-il selon vous une islamophobie développée en France ? Le monoculturalisme, ce repli sur une identité nationale racialisée, correspond-il à une aspiration partagée par beaucoup de nos concitoyens ou à un pur fantasme d’une droite devenue raciste ?
Les politiques, à commencer par notre président, prétendent seulement refléter l’opinion. En réalité, ils s’emploient à la façonner. L’opinion ne préexiste pas aux représentations de la société que proposent, en particulier, les politiques. Les Français ne sont pas racistes, xénophobes ni islamophobes par nature. Ces tendances existent, bien sûr, mais elles coexistent avec d’autres, opposées. La politique encourage certaines potentialités de l’opinion au détriment d’autres. Aujourd’hui, la politique de la droite populiste, en France et ailleurs en Europe, attise ces braises.
Pourquoi cet embrasement européen ? Le problème ne vient pas que de la droite mais aussi de la gauche. Trop souvent, celle-ci ne propose pas un autre langage. Elle se contente d’offrir une version « à visage humain » du discours de la droite : même si ses réponses sont différentes, elle part des mêmes questions. C’est là le signe de l’hégémonie idéologique de la droite : elle impose ses questions même à ses adversaires.
Tout espoir n’est pas perdu pour autant. La stratégie du président ne paie pas ou ne paie plus : il veut certes représenter l’opinion, mais celle-ci ne le suit pas. On l’a bien vu avec le débat sur l’identité nationale ou les attaques contre les Roms : la cote du président n’a pas remonté. La gauche pourrait finir par le comprendre. Il lui faudrait alors refuser d’aller sur ces terrains pour se concentrer sur d’autres problèmes qui concernent directement les électeurs.
propos recueillis par Jean-Marie Durand
Eric Fassin est professeur à l’Ecole normale supérieure et chercheur à l’Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux. Il est coauteur de Cette France-là (deux volumes parus en 2009 et en 2010, troisième volume à paraître en 2011).
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