Une éjaculation faciale ? D’accord. Mais pas seulement. Car il existe un érotisme des fluides qui convoque un torrent d’autres liquides. Bien au-delà de la souillure, se crée une relation où l’on transmet véritablement une part de soi à l’autre.
Vous vous étiez promis de lire un peu de philo à la plage. Vous avez emprunté Totalité et infini d’Emmanuel Levinas parce que vous vous demandiez qui était celui que Yann Moix ou Emmanuel Macron citent en permanence. Vous vous êtes installé au soleil et vous lisez que “le visage est exposé, menacé, comme nous invitant à un acte de violence” mais qu’en même temps, il est “ce qui nous interdit de tuer”, le reflet de notre humanité…
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Et là, vous ne pouvez plus retenir votre mauvais esprit. Vous avez grandi avec le porno sur internet et découvert le sens du mot “bukkake” à 16 ans. Il vous est quasi impossible à cette évocation d’un visage innocent de ne pas être assailli par le souvenir de ces heures d’éjacs faciales qui constituent le cœur dégoulinant du porno mainstream.
“Quand je te domine, je te possède entièrement, même tes fluides”
Dans ce débat underground entre un philosophe si diversement cité et son antithèse gluante, certains ont assumé la position de Levinas jusqu’à critiquer très sérieusement l’éjac faciale dans le porno pour sa négation du visage de l’autre – visage qui est la source de toute relation éthique à l’autre selon Levinas.
Mais si la tache de sperme pouvait parler, elle ferait valoir sa part de vérité. Elle est la preuve que nous pouvons échanger des fluides, transmettre véritablement une part de nous-mêmes à autrui, bref construire une relation. Qu’ont à dire les philosophes de ces 65% de fluidité et de viscosité humaine qui composent un corps, qui coulent, giclent, se crachent et s’avalent ? La réponse de Chloé est plus directe : “Mon dominant m’a dit une fois : ‘Quand je te domine, je te possède entièrement, même tes fluides.’ C’est une manière pour lui de rentrer dans mon intimité.”
Le dominant en question n’est pas un lecteur de Levinas, on l’aura compris. Mais il a le mérite de bien poser le débat. La vraie alternative n’est pas entre aimer ou critiquer l’éjac faciale. Mais entre réduire les fluides à l’éjac faciale ou rappeler que le sperme n’est qu’un fluide (un goût) parmi d’autres. On y gagne alors en plaisir et on y perd en sexisme.
Les femmes sont nettement plus généreuses que les hommes
Car tout écoulement étant égal par ailleurs, les femmes sont en effet nettement plus généreuses que les hommes. A en croire Wet, le film porno d’Andrew Blake, leur cyprine pourrait remplir une piscine. Les plus curieux pourront regarder les performances d’Annie Sprinkle, qui enseigne l’éjaculation féminine, ou le film de Catherine Corringer, This Is the Girl, où l’on voit une femme éjaculer trois fois d’affilée des jets de plusieurs mètres de distance.
Un érotisme des fluides impose donc une plus grande fluidité des positions de genres en relativisant (en noyant) l’éjaculation dans un torrent d’autres liquides. Maixent avoue avoir eu envie d’essayer une fois l’éjac faciale : “J’en ai reçu une pour faire comme dans les films. Je n’ai pas compris le sens d’un tel acte.” Et d’ajouter : “Le sang, c’est plus mon truc ; j’aime fouetter avec des ronces et voir se dessiner artistiquement des perles de sang que je bois ensuite.”
“La transpiration qui perle et finit par enduire le corps pendant le sexe”
L’écoulement (de sang, de larmes…) a en effet une vertu. Il ouvre à la vulnérabilité. A la différence du sperme qui doit être activement extrait par le branleur, l’écoulement est le fruit subtil d’un lâcher-prise. “La transpiration qui perle et finit par enduire le corps pendant le sexe, la cyprine et la salive, ce sont des preuves d’excitation indéniables dans le sens où elles peuvent couler en abondance et en continu”, explique Chloé.
Cette passivité est le contraire de l’impuissance. “Se laisser aller à couler sans honte est une preuve très forte d’abandon à l’autre. Si tu mouilles à tire-larigot pour une personne avant même qu’elle te touche, c’est puissant.”
“L’homme en fureur qui oriente le foutre vers le visage, la bouche, le cul”
La focalisation sur l’éjac faciale s’explique par la transgression de l’interdit biblique de ne pas “laisser perdre à terre” sa semence (Genèse 38, 9). Sade est peut-être le premier à rendre excitant ce péché. Mais il y ajoute une touche de violence dirigée contre autrui, comme si chaque éjac réécrivait en lettres de sperme la phrase de Fight Club : “J’avais envie de détruire quelque chose de beau.”
En suivant Sade, chacun de nous devant son Kleenex serait comme “l’homme en fureur (qui) oriente le foutre vers le visage, la bouche, le cul de la fille ou du giton” et qui “l’éparpille dans la pièce voire jusque dans l’escalier”. Faut-il nettoyer ensuite ? Les 120 Journées de Sodome ne le précise pas.
Mais Sade oublie peut-être que même l’humiliation et l’urine peuvent créer des liens. “Mon dominant boit de la bière et une fois qu’on se retrouve chez moi, ça libère ce désir chez lui, ajoute encore Chloé. Dans un sens, ça peut être vécu comme humiliant, mais moi je le prends comme une offrande.” L’érotisme sadien parasite un érotisme plus ancien où le fluide est le signe d’un attachement, d’un don – qui n’est pas moins kinky.
“Viens, reçois et suce”
La diffusion de l’interdit biblique a eu cet effet paradoxal de reconfigurer durablement le symbolisme sexuel dont nous avons hérité. Au Moyen Age, la Vierge en particulier, par le pouvoir de son lait nourrissant le Christ, a trouvé une place dans cet érotisme des fluides. Son lait symbolise la médiation entre la divinité du Christ et l’humanité dont il est issu. L’image est si forte qu’elle est imitée par des saints qui allaitent à leur tour.
L’historienne associée à l’EHESS (Ecole des hautes études en sciences sociales) Chloé Maillet cite ainsi un des biographes de François d’Assise : lorsque sœur Claire “fut arrivée près de saint François, celui-ci sortit de sa poitrine une mamelle et lui dit : ‘Viens, reçois et suce.’ Et après qu’elle l’eut fait, le saint l’admonesta pour qu’elle suçât une autre fois”.
Cet érotisme est peut-être incompréhensible pour nous aujourd’hui. Nous sommes trollés par nos souvenirs d’images pornos. Et nous opposons radicalement désir et foi, alors qu’un philosophe médiéval envisagerait plutôt un chemin d’élévation de l’un vers l’autre. Lorsque la Vierge apparaît à Bernard de Fontaine, l’abbé de Clairvaux, et sort son sein en lui disant : “Suce et bois, Bernard !”, le croyant peut être à la fois excité et savoir que le lait est l’image de “la divine science”.
La médecine participe à la redéfinition de cet érotisme des fluides
“Il existe, précise Chloé Maillet, une sexualité dans la chasteté, qui a sûrement permis de rendre cette dernière si attractive. Lorsque les clercs ou moines parlent en termes érotiques de sujets qui ne nous semblent pas érotisables aujourd’hui, cela ne veut pas forcément dire qu’ils sont hypocrites, cela veut dire que les limites entre sexuel et non-sexuel ne sont pas les mêmes.”
La médecine participe aujourd’hui à la redéfinition de cet érotisme des fluides en étudiant comment les virus ou les bactéries traversent les barrières d’immunité ou leur résistent. La recherche contre le sida a notamment éclairci le rôle du sperme et du sang dans la contamination. A côté du fantasme de l’éjaculation qui souille, se met en place depuis quelques décennies l’acception médicale d’un fluide érotique qui attache.
L’échange de fluides matérialise en effet la confiance que les deux partenaires se portent. Car toute relation physique constitue une prise de risques. L’éjac faciale, accompagnée d’une bonne pipe, est donc une liaison puissante. Elle peut transmettre la plupart des IST (infection sexuellement transmissible) et un sperme chargé en VIH (virus de l’immunodéficience humaine, dans le cas d’une charge virale détectable).
“N’échanger sécrétions et liquides biologiques qu’avec une seule personne”
De là, le “fluid bonding” (liaison par le fluide) des polyamoureux, né dans les années 1990. Dans La Salope éthique, leur guide de référence, il est décrit comme “un lien spécial basé sur l’engagement de n’échanger sécrétions et liquides biologiques qu’avec une seule personne”. Avec l’arrivée de la Prep (le traitement préventif contre le VIH mais inutile contre les IST), on entre dans une ère post-sida où le lien affectif s’est indexé sur la réalité médicale.
“Inclure ma partenaire dans ma vie et de m’engager à long terme”
Et puisque nous vivons dans un monde où les célibataires sont majoritaires, nos ex, nos plans cul ou nos réguliers font déjà partie de ces fluides que nous échangeons. Par conséquent, le fluid bonding pour le blogueur et “sex educator” Master So’N’So “symbolise un désir d’inclure ma partenaire dans ma vie et de m’engager à long terme. Il symbolise aussi l’intérêt de l’autre à comprendre qui je suis et qui j’aime d’autre dans ma vie”.
La difficulté de cette pratique réside dans la transparence parfaite qu’elle suppose pour évaluer à chaque instant le risque du lien. Le niveau d’exigence d’une “salope éthique” pour préserver la santé de tous ses partenaires est donc élevé.
Prenez une série comme Toi, moi et elle (2016). Un couple hétérosexuel y adopte une jeune escort et engage immédiatement des échanges sexuels, tandis que ladite escort continue de voir son ex, qui lui-même couche avec la meilleure amie de l’escort.
Réévaluer le lien en fonction du niveau d’intimité et d’amour réels
Aussi spontanés et touchants que soient ces trentenaires semi-hipsters qui se cherchent, ils enfreignent tous les codes du fluid bonding. D’abord, selon So’N’So, il faut connaître le passé sexuel du partenaire et négocier un accord ; puis ne jamais nouer de liens temporaires ; et réévaluer le lien en fonction du niveau d’intimité et d’amour réels – ce qui suppose de toujours dire toute la vérité.
“Je vois beaucoup moins d’hommes”
Généralement, c’est la première chaude-pisse ou la découverte de la séropositivité qui oblige à ce changement de perspective. “Je vois beaucoup moins d’hommes, précise Rémi, séropositif et indétectable depuis six ans. Mais avec certains d’entre eux, je continue à partager mes fluides. Il y a des amants que je connais depuis des années avec qui je me permets ‘tout’.”
On est seulement aux prémices d’une nouvelle éthique du plan cul qui apprend à hiérarchiser des relations multiples. Toute la difficulté est de savoir avec qui on partage nos sécrétions. Les témoins hygrophiles de cette enquête sont un peu la crème de la crème en matière de prévention, tous font leur test tous les six mois, et remettent la capote quand la confiance s’érode.
Mais si, à l’occasion, vous vous retrouvez dans la position du héros de la série Lovesick à devoir aller retrouver vos ex pour leur annoncer que vous leur avez filé une chlamydia, soyez philosophe et profitez-en pour redraguer l’amour de votre vie. (PS : ça va, une chlam, ça se traite facilement.)
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