Dix ans que Frédéric Dard, l’auteur des polars les plus modernes de son époque, n’est plus. Une date anniversaire qui voit l’intégralité de la série des San-Antonio rééditée en quatre volumes. A l’occasion de la sortie des deux premiers, autopsie d’un style grivois et d’un engouement populaire uniques.
Du héros de BD, il partage la force herculéenne, le courage insensé et la fringale pathologique – à cette différence près que les sangliers, Béru ne se contente pas de les avaler : il les digère, à grand renfort de beaujolais, et ses consécutifs déboires gastriques outragent gaillardement la bienséance : “Quand il repose la bouteille, il émet un quelque chose que je serais en peine de te qualifier. Barrissement, rugissement, feulement, sirène, explosion souterraine, crash d’avion, Hiroshima, rencontre de locomotives ? Faiblard, tout ça. Sirupeux. Ouaté… Ténu. Murmure, glouglou, soupir…”
Durant les années 60, la richesse du vocabulaire de San-Antonio croît au même rythme que le tour de taille de Béru, les déflagrations qu’occasionne la bedaine format montgolfière de ce dernier trouvant un écho direct dans les éructations de la prose. Dans les bistrots, bus et bureaux, les excentricités de la syntaxe san-antonienne surmènent les zygomatiques de la France qui se lève tôt, et se marre à toute heure.
Pareil engouement pour la chose écrite ne saurait laisser indifférentes les élites. En 1965, le billettiste du Monde, Robert Escarpit, organise à Bordeaux un colloque universitaire autour du “Phénomène San-Antonio”, d’où il ressort qu’il est “unique dans le comportement littéraire des Français” ; douze ans plus tard, le quotidien de référence de la France qui pense affirmera, en première page, que “Si San-Antonio n’existait pas, il faudrait l’inventer”.
Si le débat s’est déplacé des cours de récréation vers les salons, c’est que les figures de style font de la haute voltige dans les aventures du commissaire : myriades de métaphores, anagrammes déconneuses, hyperboles burlesques, néologismes noceurs et calembours à deux balles (de gros calibre, toujours) témoignent d’une phénoménale inventivité : face à la langue, Frédéric Dard s’autorise les mêmes libertés que ses maîtres ès fiction – Dumas, Paul Féval ou Ponson du Terrail – face à la vraisemblance.
S’entrechoquent ainsi le pessimisme de son influence littéraire majeure, Céline (dont il maîtrise, dès 1955 et Le Fil à couper le beurre, la musique amère : “Ça fait un moment que je les pratique, les hommes de bonne volonté ! Un sacré moment, oui, que je les vois s’entasser dans des autobus ou des wagons à bestiaux selon qu’ils sont civils ou militaires ! Un moment que je les vois faire la queue devant les perceptions et parfois les boulangeries… Frileux, peureux, chiasseux, humides, pleurant sans cesse, eux que voilà !”), et la frénésie narrative des feuilletonistes que lui faisait lire sa grand-mère. Sous les traits de Félicie, la mère du narrateur, cette aïeule lettrée devient, dès 1949, le premier membre d’une turbulente tribu. Au côté de Béru et de son épouse Berthe, aussi mafflue et nymphomane qu’il est lui-même adipeux et queutard, apparaissent ainsi Pinaud, le vieux flic hypocondriaque ; Achille, le directeur de la police au sang-froid polaire et Marie Marie qui, découverte en Zazie de charme dans l’un des meilleurs romans de la série, Viva Bertaga (1968), finira, trente ans et bien des métamorphoses plus tard, par donner un enfant au commissaire de son cœur.
Entre-temps, tout ce petit monde aura visité une planète inconnue des spécialistes de géopolitique et triomphé d’une kyrielle de truands, espions, sociétés secrètes et inventeurs d’armes tout aussi secrètes. En 175 volumes et 250 millions d’exemplaires vendus, ces aventures abracadabrantes se doublent d’un décoiffant voyage au pays des livres et chansons.
Aussi boulimique de lectures que Béru l’est d’andouillette, Dard invente sa propre forme d’intertextualité, cite et détourne avec un même entrain Tintin et Lamartine, Nino Ferrer et Baudelaire, Agatha Christie et Aragon, Laurel et Hardy ou encore Dostoïevski. Toutes ces références, souvent parodiques, s’accompagnent de la stigmatisation de quelques têtes de Turc, tel Alain Robbe-Grillet, dont, contrepèteries aidant, le patronyme connaîtra moult malheurs.
L’auteur des polars les plus modernes de son époque, qui célèbrait de préférence la littérature du passé, ne serait pas mécontent de savoir que, pour toute une génération, relire un San-Antonio vintage, c’est redécouvrir une époque où l’aventure commençait dans les kiosques de gare, redessinait la planète en quatrième vitesse, prescrivait aux Français une cure d’aphrodisiaques et affolait presque autant le palpitant des ados qu’écouter le dernier single des Beatles.
Dès la fin des années 50, Jean Cocteau louait, dans une lettre adressée à Frédéric Dard, son “écriture en relief, qu’un aveugle pourrait lire avec la peau des doigts” – pour ainsi avoir fait de la lecture une expérience tactile, l’homme aux 288 romans aura toujours droit à la reconnaissance des collégiens des sixties, miraculeusement débarrassés des encombrantes moufles dont la littérature patrimoniale leur recouvrait les yeux.
San-Antonio (Robert Laffont), volumes I et II, préface de François Rivière, 1 243 et 1 247 pages, 28 € chacun.
Les deux autres volumes paraîtront le 10 juin.