Dans un contexte de radicalisation et de persistance de la mobilisation contre la « loi Travail », la figure du « saboteur » refait surface. Mais d’où vient ce mode d’action ? Qui l’a théorisé ? Comment a-t-il évolué ? Auteur d’une Histoire du sabotage, de la CGT à la Résistance (éd. Perrin), rigoureuse et érudite, Sébastien Albertelli répond à toutes ces questions.
Le Comité Invisible avait remis l’idée du sabotage au goût du jour dans L’Insurrection qui vient en 2007 : « Pour la méthode, retenons du sabotage le principe suivant : un minimum de risque dans l’action, un minimum de temps, un maximum de dommages ». « L’affaire de Tarnac », au cours de laquelle une dizaine de personnes accusées d’avoir saboté des lignes TGV avaient été interpellées en 2008 en Corrèze, avait témoigné de sa persistance dans le temps. En effet, comme le relate Sébastien Albertelli dans son Histoire du sabotage, de la CGT à la Résistance (éd. Perrin), ce mode d’action est né dans les luttes sociales de la fin du XIXe siècle.
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La CGT, sous l’impulsion d’Emile Pouget, l’a inscrit dans le répertoire d’action syndicaliste, si bien qu’en 1906, la menace du sabotage a été brandie par exemple dans le cadre de la lutte pour la journée de huit heures. Aujourd’hui, dans le cadre de la mobilisation contre la « loi Travail », le sabotage semble connaître un regain d’intérêt. La mémoire ouvrière en a transmis l’héritage aux grévistes actuels. Ainsi le 3 mai en Haute-Loire, des syndicalistes CGT ont coupé deux fils de fibre optique ; et le 21 mai 20 personnes ont été mises en examen pour des actions de sabotage dans le métro de Rennes. Pour comprendre les origines de ce phénomène, les controverses qu’il a déchaînées au sein du mouvement ouvrier, et sa résurgence, nous avons interrogé Sébastien Albertelli.
L’hebdomadaire Valeurs Actuelles consacrait sa Une du 2 juin dernier aux « saboteurs de la France », en désignant François Hollande, Philippe Martinez et Manuel Valls. La figure du « saboteur » est-elle récurrente dans l’histoire pour discréditer la gauche et le mouvement ouvrier ?
Sébastien Albertelli – Au début du XXe siècle, cette figure du « saboteur » s’est effectivement imposée comme un repoussoir dans le discours des responsables politiques qui cherchaient à discréditer la gauche, politique et syndicale. De ce point de vue, l’arrivée au pouvoir de Georges Clemenceau, en 1906, est un moment décisif car le président du Conseil radical choisit de donner des gages à sa droite et de se positionner en adversaire résolu de la CGT à laquelle il déclarait : « Votre moyen d’action, c’est le désordre. Mon devoir, c’est de faire de l’ordre. Mon rôle est de contrarier vos efforts ». Clemenceau utilisa abondamment la figure du saboteur pour légitimer la répression qu’il mène contre la CGT dans son ensemble et pour tenter d’affaiblir la SFIO de Jaurès, qu’il accuse de ne jamais assez clairement se désolidariser des saboteurs.
Après la Première Guerre mondiale, le saboteur s’impose aux côtés de l’espion et de l’étranger comme une nouvelle figure de la menace qui pèse sur la société française. Il est présent dans le discours anticommuniste des années 1920 et 1930, moins toutefois que l’espion travaillant au profit de l’URSS. C’est surtout en 1939-1940, pendant la « drôle de guerre », que la figure du saboteur resurgit dans le discours politique. Dans un contexte marqué par le pacte germano-soviétique et l’interdiction du Parti communiste français, il s’agit alors de dénoncer l’action supposée d’ouvriers communistes pour saboter l’industrie de guerre. La référence au saboteur tend alors à légitimer une profonde méfiance à l’égard de la classe ouvrière dans son ensemble et à dispenser d’une véritable réflexion sur les ratés de la mobilisation industrielle.
Pourquoi la CGT a-t-elle intégré le sabotage à son répertoire d’actions à la fin du XIXe siècle ?
A la charnière des XIXe et XXe siècles, la CGT naissante est une organisation complexe, composite et qui, en somme, se cherche. Elle accueille en son sein des anarchistes qui ont été l’objet d’une intense répression à partir de 1894 à la suite d’une série d’attentats meurtriers et dont certains trouvent dans le syndicalisme le moyen de continuer à diffuser leurs idées sous une forme nouvelle.
C’est l’époque du syndicalisme révolutionnaire, méfiant envers l’Etat et les partis politiques, réticent face à toute modération dans la revendication et adepte des minorités agissantes. Certains expliquent alors que les prolétaires doivent faire preuve d’imagination s’ils veulent se donner une chance de gagner la bataille contre les patrons. Ils soulignent qu’en cas de soulèvement comme lors de la Commune, les révolutionnaires sont invariablement « égorgés comme des moutons » par l’armée et que le patronat dispose d’armes trop puissantes – l’argent, la police et les soldats – pour risquer d’être battu par des grèves, devenues la forme d’action privilégiée du prolétariat.
Le sabotage leur paraît l’arme idéale, celle du faible contre le puissant, dès lors qu’il est clandestin et réputé insaisissable. Il paraît d’autant plus redoutable que la société moderne repose sur des machines et des réseaux – ferré, télégraphique, etc. – dont les adeptes du sabotage sont convaincus qu’ils sont aussi fragiles que puissants : il serait en somme possible de paralyser une puissante machine ou un réseau par une action assez modeste et peu risquée.
Qui en étaient les principaux promoteurs ?
Au sein de la CGT, c’est l’anarchiste Emile Pouget qui théorise le sabotage en s’inspirant de ce qu’il a pu observer lors de son exil en Angleterre. Il le fait dès 1894-1895 dans son journal Le Père Peinard, très lu dans la mouvance anarchiste, puis en 1910 dans une brochure intitulée Le sabotage, qui sera traduite dans de nombreuses langues. Paradoxalement, c’est au moment où ses détracteurs associent le plus étroitement le sabotage à la CGT que celle-ci prend ses distances avec cette tactique. Elle évolue avant la Première Guerre mondiale vers plus de pragmatisme et de modération.
A partir de 1909, la figure qui fédère les partisans du sabotage est Gustave Hervé, qui dirige l’hebdomadaire La Guerre Sociale. Comme Auguste Blanqui au XIXe siècle, celui-ci incarne une tendance du socialisme qui fonde ses espoirs sur une organisation révolutionnaire clandestine, minoritaire, disciplinée et prête à guider l’insurrection des masses. Il s’oppose à Jean Jaurès, qui privilégie l’action de masse, légale, pour émanciper graduellement le prolétariat dans le cadre démocratique.
Les deux hommes sont membres de la SFIO, au sein de laquelle ils s’affrontent notamment sur la question du sabotage : le premier en vante les mérites tandis que le second n’a de cesse de dénoncer une pratique indigne et incompatible avec le syndicalisme. A la veille de la Première Guerre mondiale, ce débat est largement clos et il n’y a plus guère que les anarchistes, plus véhéments qu’actifs, pour prôner le sabotage.
Comment le sabotage a-t-il dérivé, de simple grève du zèle à une forme de violence destructrice ?
Cette évolution s’est faite très rapidement, au point que les premiers adeptes du sabotage ont eu le sentiment que cette tactique leur échappait. Sans doute cette évolution très rapide s’explique-t-elle par le fait que le terme sabotage a vite recouvert – dans le langage de ses adeptes comme dans celui de ses adversaires – un ensemble de pratiques violentes qui ont toujours existé dans les grèves mais qui ont désormais été présentées comme le fruit d’une stratégie subversive. Il était sans doute inévitable qu’une tactique pensée comme un élément de la « guerre sociale » dérive vers la violence. Et c’est cette violence qui lui a rapidement fait perdre toute légitimité aux yeux mêmes de beaucoup de ses premiers adeptes.
Quelle a été l’attitude du PCF à l’égard du sabotage ? S’y est-il toujours opposé, par principe idéologique ?
La crainte du sabotage communiste court tout au long de l’entre-deux-guerres, mais elle témoigne surtout d’une tendance à percevoir le communisme comme un simple avatar de l’anarchisme. En réalité, les communistes ne sont pas des adeptes du sabotage : ils le rejettent comme l’un des oripeaux de l’anarchisme, une forme primaire de révolte contre le patronat, incompatible avec la priorité que la Parti donne à l’action pour mobiliser les masses et conquérir le pouvoir politique.
Ceci étant dit, les communistes intègrent l’idée que le sabotage est devenu l’une des armes utilisées par les militaires au cours des guerres contemporaines. Leur condamnation du sabotage comme arme de la guerre sociale ne signifie pas qu’il le condamne dans l’absolu comme arme de guerre. Aussi les rares cas où ils appellent effectivement au sabotage – notamment au printemps 1940 – s’inscrivent-ils dans un contexte particulier, marqué par le risque d’une guerre des puissances capitalistes contre l’URSS.
La Résistance s’est-elle saisie massivement de ce mode d’action ? Les « dérailleurs », spécialisés dans les sabotages ferroviaires, étaient-ils nombreux ?
La Résistance marque effectivement l’entrée du sabotage dans l’ère des réalités. Les actes de sabotages, finalement bien rares jusque-là, se multiplient. Les résistants ont toutes les raisons de priser une tactique si adaptée à la lutte du faible contre le fort. Ils vont le faire progressivement. Les coupures de câbles dominent jusqu’à la fin du printemps 1941. L’entrée des communistes dans la lutte armée en juin 1941 se traduit par une forte augmentation du nombre de sabotages, dirigés dès lors contre des cibles plus spectaculaires, notamment les voies ferrées.
Les « dérailleurs » sont alors extrêmement peu nombreux. La véritable montée en puissance du sabotage survient à partir de l’été 1943, comme en attestent les décomptes réalisés aussi bien par les résistants eux-mêmes, les Alliés, le régime de Vichy ou les Allemands. Les équipes de « dérailleurs » se multiplient alors. Plusieurs des résistants qui figurent sur l’Affiche rouge faisaient partie de telles équipes.
La croissance très importante du nombre de sabotages à partir de l’été 1943 tient au renforcement des organisations de résistance, mais aussi aux moyens mis à leur disposition par les Alliés. Les Britanniques ont professionnalisé le sabotage : le SOE (Special Operations Executive) a conçu un matériel spécial et a formé des saboteurs quasi-professionnels qui ont exécuté eux-mêmes certaines opérations complexes et qui ont dispensé une formation aux membres des organisations sur le terrain.
Le sabotage a-t-il contribué au succès des Alliés ?
Il est difficile de donner une réponse tranchée à cette question. Les résistants assurent logiquement avoir fortement contribué à ce succès, notamment au moment du débarquement en Normandie. Les responsables Alliés, qui ne comptaient pas beaucoup sur le sabotage, ont eux-mêmes vanté ses résultats. Ces prises de position ne reposent toutefois pas toujours sur une analyse rigoureuse des résultats obtenus.
Les officiers du SOE défendent leur bilan et les responsables politiques et militaires alliés ménagent les susceptibilités françaises. On confond souvent la multiplication des sabotages et leur impact sur le succès des Alliés. En définitive, il est probable que le sabotage a contribué au succès des alliés au cours de l’été 1944, mais il est illusoire de vouloir déterminer sa part dans ce succès.
A Rennes, fin mai, 20 personnes ont été mise en examen pour sabotage du métro. Depuis l’ »affaire de Tarnac », le sabotage semble connaître un regain d’intérêt de la part de groupes d’extrême gauche. Comment l’interprétez-vous ?
Les arrestations de Tarnac ont été fortement médiatisées et le pouvoir a choisi de magnifier la menace qu’auraient représentée les quelques personnes arrêtées. Peut-être cela a-t-il stimulé l’imagination de ceux qui veulent voir dans le sabotage une arme efficace pour paralyser un pays. Plus globalement, et dans la ligne de Jaurès, j’ai tendance à interpréter ce regain d’intérêt comme un signe, en creux, de la faiblesse des syndicats en France et de leur difficulté à mobiliser les masses.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
Histoire du sabotage, de la CGT à la Résistance, de Sébastien Albertelli, éd. Perrin, 400 p., 25€
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