Grandi à Belfast sous le terrorisme, l’écrivain irlandais Robert McLiam Wilson vit à Paris depuis plusieurs années.
Je ne veux plus regarder leurs visages. Je suis frappé par leur jeunesse, je suis frappé par leur beauté. Doux Jésus, quelle publicité pour Paris. Quelle publicité pour la jeunesse, pour la beauté. Pour la mixité aussi, à les voir ainsi, blacks, blancs, beurs.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
La peau lisse, les sourires si larges qu’on peut compter les dents, impeccables. Les chevelures épaisses, abondantes. Belle jeunesse un peu sotte ; cette innocence, ce sentiment d’être éternel, cette irréductible conviction que tout le monde vous aime.
Le monde entier alors est un visage
Tout revient aux visages, pas vrai. Nous aimons y lire les histoires, les signes, la musique même. Les visages ne sont pas des cartes géographiques, plutôt des menus, des guides. Bébé, la première chose que nous voyons est un visage. Le monde entier alors est un visage. Et si nous avons de la chance, la dernière chose que nous verrons sera aussi un visage, nous montrant gentiment la sortie, nous offrant quelque chose à quoi dire adieu.
C’est nous : rien que des visages.
Je ne veux plus regarder ces visages. Je ne veux plus lire ces menus, écouter cette musique.
Ça faisait longtemps que nous autres, Occidentaux préservés, n’avions pas eu quelqu’un à haïr. Nous avons oublié ce que ça fait. Nous avons oublié les joies de la haine. L’énergie que ça donne, les bénéfices pour le système cardio-vasculaire. Nous avons oublié le moteur que ça peut être, l’efficacité.
Le genre de saloperie avec laquelle on peut vivre
A quoi ça ressemble, la haine ? Eh bien, c’est la Grande Persuasion. Aucune idéologie, aucun principe, aucun idéal n’en possède l’envergure et la puissance. Avec l’ardeur de la méthamphétamine et cette sorte d’absolue certitude, la haine peut vous faire avaler des montagnes, boire des océans cul sec. Elle peut être le combustible de toutes les émotions, multiplier le ressentiment en synergie, une loupe atomique sur les préjugés.
Beaucoup ont écrit sur la grande clarté de la haine. Cette vision du monde simple et apaisante. Trop peu ont écrit sur son principal charme, cette rectitude totale et souveraine. Ceux qui haïssent ne pensent pas qu’ils ont raison, ils le savent. La haine le leur a dit. La haine le leur a montré. Et on ne la fait pas changer d’avis, la haine. On ne marchande pas avec la haine.
J’ai grandi dans ce genre d’ambiance, à Belfast, un trou, une micro-ville, marinade de haines ancestrales, comme une maladie chronique perpétuellement en semi-rémission. Le genre de saloperie avec laquelle on peut vivre mais qui peut aussi réapparaître n’importe quand. Ça donne une enfance un peu spéciale. Les choses qu’on apprend très tôt s’inscrivent dans l’ADN. Elles deviennent un muscle de la mémoire, un phénomène autonome, comme le sommeil ou la respiration. Un truc que vous connaissez comme vous vous connaissez vous-même.
Cette semaine, Paris est un abattoir
Ainsi j’ai appris les joies et l’utilité de la haine. Et j’ai le regret de dire que j’ai aussi appris qu’en dépit de ce que nous disent les discours pieux, l’amour ne triomphe presque jamais de tout. Contre la haine, l’amour n’a aucune chance.
En janvier, j’ai écrit sur Paris blessé et terrifié après l’attentat contre Charlie Hebdo. J’ai observé les Parisiens cherchant à exprimer leur désarroi à coups de manifs, de veilles. J’ai écouté les politiciens tenter d’insuffler de la vie aux clichés de la condamnation et du défi. J’ai lu les inévitables arguments relativistes surgis dans les journaux à peine quelques heures après les faits. J’ai été plus honnête que je ne l’aurais voulu mais, venant d’où je viens, pas aussi honnête que j’aurais pu l’être, loin de là. J’ai osé dire que vos bougies, vos câlins, vos condamnations et vos défis ne changeraient rien du tout. Et pourtant, je n’ai pas tout dit.
J’hésite encore à dire la vérité. La vérité est moche, et accablante. Il n’y a pas de consolation. Vos gestes sont mignons et insignifiants. Votre tristesse postée sur Facebook, vos tweets indignés ne font aucune différence. Vous ne pouvez rien faire pour apaiser ou mettre au défi. Ceux qui disent que ce n’est pas une guerre ont complètement raison. Ce n’est pas une guerre. C’est un massacre, une boucherie. Cette semaine, Paris est un abattoir.
Ils ont été les victimes et nous sommes les cibles. Car on ne terrorise pas les morts.
Une des choses que mon enfance m’a apprises c’est que Jean-Jacques Rousseau s’est complètement trompé, sur presque tout. J’adore Rousseau, Du contrat social est un chef-d’œuvre. Mais aussi influent soit-il, Rousseau a tort. Il contribue à la création du séduisant rêve des droits de l’homme comme un truc que chacun d’entre nous posséderait, individuellement. Comme un manteau qu’on porterait en toute saison. Voici mes droits. Ils font partie de moi, comme mes taches de rousseur ou ma couleur de cheveux.
La vie continue, autour de l’horreur
Je ne suis pas le premier à dire que nous avons seulement les droits que nous faisons respecter. Mais j’irai plus loin : nos droits sont en réalité presque complètement entre les mains des autres. Belfast m’a appris ça. Mais c’est encore trop abstrait. Après une particulièrement longue série d’assassinats vengeurs, j’avais 12 ans, j’ai appris que quand un gars armé d’un Browning 9 mm cogne à votre porte au milieu de la nuit, avec de sincères objections politiques, c’est lui qui détient vos droits. Absolument tous vos droits. Et s’il tient un AK-47, alors il détient aussi les droits de tous les gens autour de vous.
C’est l’atroce vérité. Votre droit de vivre et de respirer dépend de la tolérance de ceux qui pourraient être tentés de vous en priver ; de leur humeur, de leur caprice. Depuis toujours.
Tel est désormais votre monde. Le nouveau maintenant. Mais ne vous inquiétez pas. Vous vous habituerez.
Homme de Belfast, je peux vous dire ce que font les citoyens qui ont l’expérience du conflit. C’est facile. Ils font… rien. Ils deviennent, non pas indifférents, mais accoutumés. La vie continue, autour de l’horreur, et les choses suivent leur cours, comme à la normale, la nouvelle normale. On recommence même à faire des blagues. On invente des jeux chiffrés, on acquiert une épouvantable science du calcul des probabilités (quel degré de malchance pour que moi, mes proches, mon époux, mes enfants, se retrouvent au milieu d’un attentat à la bombe ou d’une fusillade ?). La réécriture de votre ADN a commencé.
Vous allumez des bougies, vous déposez des fleurs…
Et de temps à autre, un truc étonnamment horrible se produit, et vous revient alors le réconfort de certains gestes dérisoires. Vous descendez dans la rue, vous allumez des bougies, vous déposez des fleurs et rien ne change. Vous écoutez les bravades machos ou les molles condamnations avant de revenir aux programmes télé. Vous mangez, vous dormez, vous travaillez. Vous vous mariez, vous partez en vacances, vous emmenez les enfants à l’école. Vous vous inquiétez parce que vous avez grossi ou parce que vous perdez vos cheveux. Les irruptions de la violence se muent en une sorte de terrible embouteillage. Vous essayez de les contourner mais vous ne pouvez pas grand-chose contre. Ce n’est pas que vous vous en fichez. C’est qu’il faut continuer à vivre.
Vous pouvez me reprocher d’ignorer les subtilités politiques de cette situation. Je vous en prie, faites-vous plaisir. Mais, si je peux me permettre, de quelles subtilités politiques parlons-nous ? Me trompé-je beaucoup quand je pense que nous avons ici affaire à la version meurtrière, apocalyptique, d’une crise de colère d’un bambin de 3 ans ? Un cri primal de rage et de frustration.
Je n’oublierai jamais avoir tenté d’expliquer la situation en Irlande du Nord à une poignée de Danois à Copenhague. Des mecs culminant à trois mètres de haut, enfants d’un pays si moderne qu’il lui reste à peine une classe ouvrière. J’avais l’impression d’être un gamin de 7 ans décrivant une dispute de bac à sable. Ouais, c’est les Protestants contre les Catholiques, mais pas vraiment. Ouais, c’est les Britanniques contre les Irlandais, mais pas tout à fait. Oui oui, une guerre civile, en quelque sorte. Un conflit ethnique dans un Etat mono-ethnique. Ils étaient gentils, ces géants Danois. Ils voulaient comprendre. Mais j’avais trop honte pour expliquer comme il aurait fallu.
Des guerriers dénués de QI
Ainsi, l’attentat contre Charlie Hebdo, c’était pour le vilain crime de s’être moqué du Prophète ? OK. Et maintenant, ces nouvelles barbaries ont à voir avec l’intervention en Syrie. Vraiment ? Désarroi doctrinaire ou détresse géopolitique ? Vous pensez que cette bande de superlosers sociopathes aurait pu vous donner un aperçu pertinent de leurs objections politiques ? Et auraient-ils cité Mao ? Ne vous y trompez pas, mes si cartésiens Français chéris, vous êtes engagés dans une guerre à la con contre des connards sans cervelle. Du vide figé dans une posture, rempli de semi-arguments mal informés, empruntés à d’autres débats, d’autres conflits. A Belfast, j’ai enduré ce genre de balivernes pendant des décennies, par des chefs idéologues nationalistes qui confondaient Marx et Trotski.
Voyez la trajectoire intellectuelle de ces guerriers dénués de QI. Presque exactement la même que celle de tous les connards que j’ai connus à Belfast. Ce que je soupçonnais là-bas à l’époque, je le vois clairement aujourd’hui. Ce genre d’activité est un plutôt bon choix de carrière pour tous les lassés de la lose. Vous êtes dans l’impasse, coincés dans des trafics minables ou le proxénétisme ? Vous avez perdu de vue les exploits du bad boy effronté que vous étiez au lycée ? Pourquoi ne pas s’équiper et se mettre à tuer des gens ? Partout en Amérique, des petits Blancs puceaux font pareil presque chaque mois. Voilà qui tient lieu de “déclaration” pour les gens qui estiment que Matrix est une philosophie.
Les rues étaient presque vides aujourd’hui
L’idée que les tueurs de Paris entendaient protester contre la marginalisation, semer une forme de division ethnique possiblement profitable en Europe ou provoquer une réaction militaire disproportionnée au Moyen-Orient est risiblement à côté de la plaque. Il n’y a aucun contenu, pas la moindre thèse. Il faut arrêter de prétendre le contraire. C’est ce que font les gens qui pensent face à l’absence de pensée – ils remplissent les blancs de leurs propres projections. Oui. Il y a un message. Il est simplissime. Et il est dans l’air depuis longtemps, dans tous les pays, toutes les cultures. Demandez à un habitant de n’importe quelle cité ce que ce genre de barbarie grotesque veut dire. Ça veut dire nous sommes méchants. Ne venez pas nous emmerder.
Les rues étaient presque vides aujourd’hui. Comme un Noël de cauchemar. Les quelques passants marchaient sans bruit, d’une démarche douce et souple. J’ai été envahi de tendresse pour mes concitoyens parisiens. Je les ai trouvés très beaux. Black, blanc, beur ou rien de tout cela, ils étaient mes frères, mes sœurs. Ils rayonnaient. D’une lumière muette et éblouissante.
Il y a vingt ans, j’ai écrit que ce genre de violence politique est un sport minoritaire. C’est sa force. Il ne faut qu’une centaine de personnes pour forcer une ville ou un pays à l’arrêt. C’est incroyablement facile. Il faut un idiot qui s’y connaisse en explosifs et quelques autres prêts à aller jusqu’au bout. Entre moi et trois ou quatre d’entre vous qui lisez ces lignes, nous pouvons y arriver en quelques semaines. Il n’y a pas d’examen compliqué, pas de compétence requise. Et quelle initiative politique ou diplomatique pourrait y changer quelque chose ? Comment entamer la cruelle domination de ce sport minoritaire ? En trente ans, il y a eu des dizaines de tentatives de résolutions politiques en Irlande du Nord. Aucune n’a marché. Ce sinistre et fâcheux sport minoritaire n’a cessé que lorsque ses pratiquants ont vieilli ou ont fini par se lasser.
Les Etats-Unis font toujours la pluie et le beau temps
Il ne faudrait jamais sous-estimer le rôle de la testostérone et de l’orgueil blessé. Cette histoire déborde de machisme débridé. Et d’humiliation. C’est là que la politique entre dans le cocktail. Parce qu’il y a une certaine sorte de politique. Simplement pas celle dont on parle. Quand les Soviétiques se sont pris une raclée en Afghanistan en 1989, après une victoire à laquelle il avait peu contribué le millionnaire et infatigable arnaqueur Oussama Ben Laden est retourné en Arabie saoudite en faux héros des moudjahidines. Ses tentatives farcesques de convertir cette aura en pouvoir politique dans son pays se sont soldées par un échec humiliant. Puis, après l’invasion irakienne du Koweït, la famille royale saoudienne a invité les Américains à prendre sa défense et a, en substance, envoyé balader Ben Laden. L’importance de Ben Laden est souvent surestimée et pourtant nous n’avons pas cessé de payer sa fierté ébréchée et sa colère primale au prix fort.
Pourtant, même cela n’est qu’un produit dérivé de l’automatique doctrine anticommuniste de l’Amérique et de sa méfiance contre l’Iran. Notre monde est ce qu’il est à cause de Ronald Reagan. L’exploration de la bêtise de droite qu’ont été les années Reagan a provoqué un déluge de financements et de soutien envers tout groupe ou nation qui pouvait prétendre s’opposer à ses ennemis. Les Talibans, les ambitions délirantes de Saddam Hussein, le Pakistan perdant la tête, les véritables étincelles originelles du chaos actuel au Moyen-Orient : produits de la maladresse et de la myopie américaine. Ce sont toujours les Etats-Unis qui font la pluie et le beau temps dans la région, à travers l’action ou l’inaction, leur présence ou leur absence. L’idée que la position de la France peut avoir la moindre influence durable sur tout ça est d’une tragique naïveté.
Les Britanniques sont partis à la guerre, vous les Français, non
Sauf que la France a fait la différence. Une fois. Mémorable. En 2003, j’ai été ébahi par le succès des manifestations publiques contre la participation à l’invasion de l’Irak. Bien que ces manifs aient été sensiblement plus modestes qu’en Italie, en Espagne ou au Royaume-Uni, elles ont atteint leur but. A l’éternelle honte et colère du peuple, les Britanniques sont partis à la guerre, et vous, non.
Ce fut un moment absolument crucial. Profondément révélateur du déficit de démocratie dans certains pays. Un moment dont les Français ne devraient jamais cesser d’être fiers. La propagande contre la France a continué pendant des années aux Etats-Unis. Mais nous, nous étions admiratifs, pleins de respect et d’envie.
Et qu’y avez-vous gagné ? Qu’est-ce que ça vous a apporté, de ne pas participer à cette guerre inique et ridicule ? Pas grand-chose, semble-t-il. Si la rage qui défigure aujourd’hui Paris était vraiment politique, votre non-participation à cette invasion ne devrait-elle pas vous donner un avantage ? Mais on dirait que vous demeurez tout à fait bons pour le massacre. Parce que vous êtes allés au Mali ? Parce que Charlie Hebdo a dessiné des Mickeys ? Vous vous foutez de moi ?
Le pseudo-retour de bâton de l’extrême droite ne viendra pas
La quête de complexité ne vous mènera nulle part. Les politiques identitaires ne sont qu’entraves. Quant aux répugnants cris de “pas d’amalgame” alors que les corps sont encore chauds sur les trottoirs ? Pas d’amalgame, mon cul. Le pseudo-retour de bâton de l’extrême droite ne viendra pas, bon sang. La présomption pincée qui appelle à la réprimande préventive pour éviter que nous laissions libre cours à notre supposé naturel raciste est une profonde insulte au peuple de France. Et non, ce n’est pas une idée de gauche, pas même de loin. Sur cette question, que vous soyez de droite ou de gauche n’a aucune importance. Pensez-vous vraiment que les virtuoses de la tuerie du 13 novembre savent qui est réac ou pas ? Pensez-vous que ça les intéresse ?
Je dois me surveiller sur l’analogie avec l’Irlande du Nord. Mais, dans un certain sens, ça reste un lugubre précédent pour comprendre comme ces choses se passent en Europe. La domination d’une toute petite et sourde microminorité. La capacité à résister d’une population victimisée, forcée de s’habituer à une réalité oppressante, à l’impuissance totale et à la futilité de son désir désespéré de paix. Ça ne fait pas de Belfast le modèle de ce que Paris va devenir. Je n’espère pas, en tout cas. Parce qu’à Belfast, personne n’a gagné. Et rien n’a changé. Par centaines de fois, nous avons répété que nous n’oublierions pas. Et pourtant, à chaque fois, nous avons oublié.
{"type":"Banniere-Basse"}