Les Indigné, les révoltés de la place Tahrir, le mouvement NO TAV et même les Gilets jaunes : l’œuvre de Leonard Menchiari et de ses complices du studio italien IV Productions s’attache à reproduire une multitude de conflits sociaux pour y plonger le joueur, dans le rôle des manifestants ou de la police. Bien que pas totalement abouti, le résultat se révèle passionnant.
Ça y est, les Gilets jaunes sont devenus des héros de jeux vidéo. Mais pas seulement eux : c’est aussi le cas des révoltés de la place Tahrir, des Indignés madrilènes ou des manifestants de NO TAV qui, notamment dans les années 2000, protestaient contre le projet de liaison ferroviaire à moyenne vitesse reliant Turin à Lyon en passant par la vallée de Suse. C’est plus précisément ce dernier mouvement social, auquel le game designer italien Leonard Menchiari a participé, qui est à l’origine du projet Riot : Civil Unrest. Un assez vieux projet, financé grâce à son passage sur le site Indiegogo en 2013, lancé en “accès anticipé” (c’est-à-dire dans une version provisoire) sur la boutique en ligne Steam en décembre 2017 et finalement vraiment disponible (sur PC, Mac, PS4, Xbox One et Switch) depuis quelques jours.
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« Le problème, c’est le système »
Un “simulateur d’émeutes”. Voilà comment se présente Riot. Mais ces émeutes ne relèvent pas du défouloir (comme c’était le cas dans State of Emergency) et ne sont pas non plus abordées sous un angle gentiment métaphorique (comme le charmant Anarcute ou, dans une certaine mesure, les très chouettes De Blob 1 et 2). Riot se veut un jeu sérieux, honnête et documenté. “Après avoir assisté moi-même à quelques affrontements et vu le traitement médiatique qui en était tiré, j’ai compris combien la télévision pouvait être arrogante, combien elle pouvait mentir afin de dissimuler une vérité qui pourrait gravement entrer en conflit avec certaines décisions politiques. Faire un jeu vidéo n’a été finalement qu’une conséquence de tout cela”, déclarait en 2015 Leonard Menchiari à feu le magazine Games. Tous les scénarios proposés sont ainsi basés sur des faits réels dont les enjeux (sociaux, pollitiques, économiques) sont brièvement (mais systématiquement) présentés. Puis vient le moment de se lancer et, par exemple, d’essayer, en temps limité, de gagner du terrain ou de maintenir ses positions face aux assauts de l’“équipe” adverse. Qui peut aussi bien être la police que le peuple en colère car, même si son cœur penche assez clairement du côté des manifestations, Riot invite le joueur à essayer les deux camps.
“Riot est un jeu politique, et justement parce que vous pouvez y jouer des deux côtés. Le message est : informez-vous”, assure Ivan Venturi, le producteur du jeu. Qui ajoute : “Il est évidents que les problèmes ne sont pas générés par la police ou par les émeutiers. Le problème, c’est le système lui-même. Jouez avec les deux camps, utilisez la violence aussi peu que possible (mais elle est parfois inévitable) pour que l’opinion publique soit de votre côté. Apprenez à comprendre les deux points de vue en vous mettant à la place de quelqu’un qui ne pense pas comme vous. Et maintenant, avec la sortie définitive, vous pouvez partager vos propres expériences de manifestant.”
Sur PC et Mac, en tout cas, car l’éditeur permettant de créer ses propres épreuves et scénarios n’est à ce jour pas présent dans les versions pour consoles du jeu. Dommage, d’autant que cet éditeur utilisé à la fois par les auteurs du jeu et par la “communauté” s’annonce comme un outil intéressant pour donner à voir, jouer, peut-être mieux comprendre et à proposer sa vision sur un mouvement social au moment même où il a lieu. C’est via cet éditeur seulement (et donc pas sur Switch, PS4 ou Xbox One) que l’on pourra se mettre à la place des Gilets jaunes (ou des “forces de l’ordre”, en essayant de n’éborgner et de ne mutiler personne).
Du Maalox contre les fumigènes
Voilà pour les principes. Une fois la partie lancée, on déchante un peu, mais c’est peut-être en raison de la nature même du projet. “Chaque personnage a ses propres paramètres et son propre statut physique (blessé / en bonne santé) et psychologique (calme, agressif, effrayé), souligne Venturi. Vous voyez d’abord l’ensemble de la foule, mais si vous suivez chacun de ceux qui la composent (ce qui est plus facile avec les unités de la police, qui sont plus “définies” en tant que groupe), vous constatez comme ses émotions et son statut évoluent. Par exemple, poursuivez un groupe d’émeutiers en colère avec une seule unité de police et observez comment son comportement évolue. La prochaine fois que vous lui demanderez de le faire, elle n’aura peut-être plus si envie de le faire…”
Passionnant sur le papier et brillamment mis en scène avec son pixel art puissamment évocateur et sa bande son (sirènes, voix, bruit d’hélicoptère, musique…), Riot en devient assez frustrant, voire un rien oppressant, à l’usage. L’impression générale, surtout en prenant le parti des manifestants, est celle d’un désordre sur lequel on n’a pas toujours prise. Les possibilités d’action (choisir un mode d’action offensif ou défensif, lancer des pierres, prendre un peu de Maalox qui “réduit temporairement l’effet des fumigènes”…) ne sont pas si nombreuses et, loin des Lemmings à la soumission aveugle d’autrefois, nos révoltés ne suivent que partiellement nos instructions.
Le peuple en révolte plutôt que ses dirigeants
Si on l’aborde comme un RTS (jeu de stratégie en temps réel), comme un Age of Empire ou un Command and Conquer privilégiant pour une fois le point de vue du peuple révolté à celui de ses dirigeants, Riot : Civil Unrest peut ainsi légitimement décevoir – parce qu’il s’agit justement, au fond, d’un jeu de désobéissance (civile) plus que d’un système reposant sur l’allégeance, la subordination. Son “message” est aussi dans l’imprévisibilité des actions de groupe, dans le rapport entre les dynamiques collectives et individuelles et, même, dans la place que peuvent tenir les coïncidences, le hasard. Et dans le fait que gagner en se comportant comme une ordure (notamment du côté policier, mais pas seulement), c’est parfois perdre aux yeux du monde.
Riot n’est ni un jeu-tract en forme de déconstruction subtile des rapports de pouvoir contemporains comme ceux de Paolo Pedercini (qui s’est d’ailleurs lui aussi penché sur la question des manifestations) ni une simulation “apolitique” (donc de droite) comme les par ailleurs fort intéressants Prison Architect (où l’on construit et gère une prison) ou This is the Police (qui nous place du côté de la loi, ce qui ne veut pas forcément dire de la morale). C’est encore autre chose : une expérience limite, pas toujours agréable mais évocatrice, enrichissante, instructive et marquante – plus en tant qu’œuvre que de jeu, si cela un sens de distinguer les deux. “Riot n’est pas parfait, reconnaît Ivan Venturi, mais s’il y a bien une chose qu’on n’en peut pas nier, c’est qu’il est unique. Il se démarque.” On n’aurait pas dit mieux.
Riot : Civil Unrest (IV Productions / Merge Games), sur PC, Mac, Switch, PS4 et Xbox One, de 17 à 20€
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