Critique farouche du pouvoir en place, l’écrivain et journaliste turc avait été libéré, ce 4 novembre, après trois années passées derrière les barreaux. Le voici de nouveau arrêté et incarcéré. Sans davantage de preuves ni raison valable.
“Ils essaient de faire en sorte que les intellectuels évitent de poser des questions. Nous allons les interroger. Nous avons vu ce qu’est la prison. Si nécessaire, nous y retournerons. Nous n’avons pas peur.” Sans doute ces mots, qu’Ahmet Altan prononçait lors de sa libération lundi dernier, lui ont-ils valu de repartir, ce mardi 12 novembre, au centre de détention de Silivri, dans la banlieue d’Istanbul.
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“Les principaux médias du pays, assujettis au pouvoir, ont critiqué cette déclaration lors de sa libération, analyse une activiste qui préfère garder l’anonymat. Sans doute le président Recep Tayyip Erdogan a-t-il vu cela et ordonné la ré-arrestation de l’homme. C’est malheureusement ainsi que cela se passe aujourd’hui en Turquie. Il n’y a plus d’Etat de droit”.
Dans les faits, du moins la version officielle, la 27e chambre de la cour d’assises d’Istanbul a donné mardi soir raison au parquet. Celui-ci avait fait appel de la libération d’Altan avec sursis, faisant valoir le “risque qu’il quitte le pays”. Mais comment ne pas lire, dans ce coup de théâtre tragique, la réponse perverse du pouvoir face aux mots courageux de l’écrivain ?
“Cette décision scandaleuse ne peut être comprise que comme une punition de plus face à la détermination d’Ahmet Altan à ne pas se taire”, estimait ainsi la directrice Europe d’Amnesty International, Marie Struthers. Une façon efficace et cruelle d’intimider ceux qui continuent à se battre, coûte que coûte, pour la liberté d’expression dans leur pays. La Turquie détient depuis trois années consécutives le triste record du plus grand nombre de journalistes incarcérés au monde. 88 condamnés, 79 en attente d’un procès, 167 recherchés, dans leur pays ou en exil à l’étranger, selon le Stockholm Center for Freedom, référence en la matière.
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De fait, les accusations émises à l’égard de l’auteur sont délirantes, “grotesques” selon ses propres mots. Emprisonné comme tant d’autres innocents dans la vague de répression qui a suivi le coup d’Etat raté de l’été 2016, Altan avait d’abord été condamné à la perpétuité. Accusé d’avoir envoyé des “messages subliminaux”, lors d’une émission retransmise en direct à la télévision, à la veille du putsch manqué. Et d’avoir ainsi tenté de “renverser l’ordre prévu par la Constitution de la République de Turquie, ou d’avoir entravé son fonctionnement pratique au moyen de la force et de la violence”.
D’appartenir, en d’autres mots, à la secte religieuse de Fethullah Gülen, soupçonnée sans preuve tangible à ce jour d’avoir fomenté le putsch avorté d’il y a trois ans. En exil aux Etats-Unis, Gülen nie pour sa part toute forme d’appartenance de l’écrivain à sa communauté religieuse. Ce qu’on peut comprendre, s’agissant d’un intellectuel de gauche, proche du parti communiste turc et farouchement laïc…
Un climat de peur et de lassitude
Le contexte actuel, l’opération militaire turque contre les indépendantistes kurdes de Syrie, pourrait aussi expliquer l’obstination du pouvoir à l’égard d’Ahmet Altan. Journaliste exemplaire, écrivain à succès et figure médiatique respectée, il avait été l’un des rares à dénoncer, en 1995, la guerre menée par l’armée turque dans la région kurde du pays. Rédacteur en chef du journal Milliyet, l’un des plus importants de Turquie, il avait alors été licencié sous la pression de l’état-major, accusé de soutenir la création d’un Kurdistan indépendant, et condamnée à 20 mois de prison avec sursis. Accusation répétée en 1999, lorsqu’il rédigea une déclaration pour les droits de l’homme, des droits culturels des Kurdes et de la démocratie en Turquie, avec deux autres grands écrivains turcs, Orhan Pamuk et Yachar Kemal. En 2008, c’est un article dédié aux victimes du Génocide arménien qui l’avait fait inculper, pour « insulte à la Nation turque ».
Symptôme du climat de peur et de lassitude qui prévalent aujourd’hui en Turquie : presque aucun de ses compatriotes n’a, à ce jour, osé dénoncer la réincarcération de l’écrivain, pourtant très aimé et populaire dans son pays. Les textes d’Ahmet Altan, écrits depuis son incarcération en septembre 2016, ont été publiés le 4 septembre 2019 par Actes sud sous le titre Je ne reverrai plus le monde. “Je peux écrire n’importe où, le bruit et l’agitation ne m’ont jamais dérangé. (…) y note-t-il. L’une des plus grandes libertés qui puissent être accordées à l’homme : oublier. Prison, cellule, murs, portes, verrous, questions, hommes – tout et tous s’effacent au seuil de cette frontière qu’il leur est strictement défendu de franchir.”
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