Traumatisme, tremblement de terre, parole volée, ville bombardée… Plusieurs mois après les attentats qui ont changé l’image et le destin de leur commune, les mots des habitants de Molenbeek sont forts. Entre résignation face à la stigmatisation et volonté de changer les choses, tous restent marqués au fer rouge par les retombées des événements de novembre 2015 et mars 2016.
“Ce n’est pas gai d’être au centre du monde de cette façon-là”, soupire un jeune homme qui préfère ne pas dire son nom. Venir d’ici ce n’est déjà pas facile, alors si en plus vous dites qui je suis, ça ne va pas m’aider.” En remontant la fermeture éclair de sa parka noire, il s’excuse avant de prestement tourner les talons. “On ne s’intéresse à nous que parce qu’on a eu des terroristes entre nos murs. Ça fait un peu mal.”
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“Les habitants l’ont vécu comme une grande souffrance” Olivier Bonny, militant associatif
A Molenbeek-Saint-Jean (Belgique), les attentats de Paris survenus en novembre 2015 puis ceux de Bruxelles en mars 2016 sont dans toutes les têtes. Cette commune de la région Bruxelles-Capitale, quasi-équivalent administratif d’un arrondissement parisien, a sombre réputation. La plupart des terroristes qui ont commis des attentats ces dernières années en Belgique ou en France y ont résidé ou sont passés par là.
Après le 13 novembre 2015, les télévisions du monde entier se sont ruées dans ce quartier défavorisé de l’Ouest bruxellois. “Quand on a vu tous les camions-satellites, les radios, les télés sur la place communale, ça a été un choc, se rappelle Olivier Bonny, coordinateur dédié à la cohésion sociale dans un regroupement d’associations molenbeekoises de lutte contre l’exclusion. Les habitants l’ont vécu comme une grande souffrance.” Depuis, ils peinent à se reconstruire.
Stigmates et exclusion
Molenbeek n’a jamais eu bonne presse, ni à Bruxelles ni dans le reste de la Belgique. Quartier populaire à forte population immigrée, avec une grande concentration de personnes de confession musulmane, la commune a toujours été plus ou moins stigmatisée.
Contrairement aux banlieues françaises, Molenbeek n’est pas géographiquement séparée du reste de Bruxelles. Plusieurs lignes de tram et de métro permettent de rejoindre le centre de la capitale en quelques minutes. Seule frontière visible : le canal bruxellois qui coupe la commune du reste de l’agglomération. Une frontière aussi dérisoire que symbolique aujourd’hui. A l’intérieur du quartier, on retrouve les immeubles en briques rouges caractéristiques de cette partie du nord de l’Europe. Quelques barres type HLM se fondent dans un décor encore un peu plus triste lorsqu’il est enveloppé par le gris de l’automne.
Ici, précarité sociale et pauvreté ne se mesurent pas à la taille des bâtiments. Avec près de 40 % de chômage, une délinquance très présente, une municipalité quasiment en faillite et une forte concentration de population immigrée, Molenbeek et ses presque 100 000 habitants sont historiquement parmi les plus pauvres de Bruxelles.
Un nom durablement associé au terrorisme
Dans cette zone frappée par des problèmes structurels, les attentats et les réactions qu’ils ont entrainées ont eu l’effet d’un séisme. Abdelaziz, un ancien éducateur de 24 ans, a vécu ces changements avec “beaucoup de douleur”. Ce costaud au regard calme résume ainsi la stigmatisation dont son quartier est l’objet : “Avant, quand un voleur venait de Molenbeek, on disait ‘un individu d’origine nord-africaine’. Aujourd’hui, on dit ‘un Molenbeekois’. Et tout le monde comprend…”
Désormais, Molenbeek, mais aussi ses habitants, sont immanquablement liés au terrorisme, marqués au fer rouge des attentats. On le remarque à de petites choses. Lorsqu’Abdelaziz donne rendez-vous dans un café près de la place communale, ses indications pour trouver l’adresse semblent naturelles. “Vous ne pouvez pas le manquer, c’est à deux numéros de la maison où habitaient les frères Abdeslam.”
“Vous vous rendez compte ? Ils étaient chez nous, avec nous. Et ce ne sont pas des petits délinquants mais des tueurs de masse” Olivier Bonny
“On a vécu un choc proportionnel à la proximité de l’origine géographique des problèmes”, explique Olivier Bonny. Dans les locaux de son association, concerné, il montre plusieurs directions à la fois. “A 100 mètres, il y avait les frères Abdeslam ; à 500 mètres, leur café ; à 200 mètres, le logement d’un autre terroriste ; là-bas, la maison de quartier où certains ont grandi. Vous vous rendez compte ? Ils étaient chez nous, avec nous. Et ce ne sont pas des petits délinquants mais des tueurs de masse.”
Pour lui, l’année 2016 a été “très, très compliquée”. Olivier Bonny compare la situation à “un séisme qui ravage un pays”. Il se rappelle de l’après-13-Novembre, lorsque le monde entier a disséqué sa commune. “Comme lorsqu’un pays est à genoux après un tremblement de terre, les ONG ont débarqué, raconte le militant associatif. Certaines sont venues avec des bonnes intentions. Mais toutes étaient très maladroites.”
Lui qui travaille depuis une vingtaine d’années au contact des jeunes l’a mal vécu. “On était devenus des sinistrés. Des enfants à mettre sous tutelle. Sauf qu’on n’a pas attendu les attentats pour tenter de prendre en charge les jeunes.” Comme souvent après ce genre de situation, les mêmes personnes ont été placées face aux caméras, les choses ont été présentées sous le même angle, souvent pas le bon. “On a volé notre parole.”
Parents, hommes politiques… La psychose généralisée
La population, déjà marquée socialement, a été “définitivement traumatisée” selon lui. “Il y a eu un avant et un après.” L’une des conséquences : une psychose générale. Des jeunes se rappellent de la crainte de leur mère de les voir partir en Syrie. Avec plusieurs dizaines de départs pour le jihad depuis 2013, il s’agit d’un vrai fléau pour Molenbeek. Mais l’immense majorité des familles n’a pas “dansé après les attentats”, comme l’avaient laissé entendre des politiques belges. Elles ont surtout paniqué.
Plusieurs jeunes se souviennent des vacances de l’année 2016. Partis à l’étranger avec des copains, leurs parents, méfiants, les ont appelés tous les jours pour leur demander d’envoyer des photos et autres souvenirs. Afin de s’assurer qu’ils étaient bien à la plage et pas sur un théâtre de guerre.
A la municipalité locale, l’échevine Sarah Turine, conseillère à la jeunesse, dénonce cette paranoïa qui s’exporte. Alors qu’elle devait accueillir des élèves venus d’ailleurs en Belgique dans une école du coin, elle a découvert avec stupeur qu’un certain nombre de parents avaient désinscrit leurs enfants “parce qu’ils avaient peur de les envoyer à Molenbeek”.
Discrimination à tous les étages
Parallèlement, la jeunesse doit faire face à une stigmatisation qui a redoublé. Abdelaziz parle de ces jeunes de Molenbeek qui décident de ne plus mettre leur adresse sur leur CV parce qu’ils ne trouvent pas de boulot. Le marché du travail à Bruxelles, capitale de l’Europe, est très difficile à pénétrer. Encore plus pour des jeunes peu diplômés. Encore plus pour ceux d’origine maghrébine. Et encore plus lorsqu’ils viennent de Molenbeek.
“C’est quand même terrible, les gens croient que tous les Molenbeekois sont des terroristes”, peste Abdelaziz, qui se hasarde à une comparaison : “L’affaire Dutroux aussi a été un traumatisme. Là aussi la Belgique a été sous le feu des projecteurs. Pour autant, on n’a pas traité tous les Belges de pédophiles.”
“Rien que dans ce café, il doit y avoir au moins dix origines différentes. C’est une richesse qu’il faut mettre en avant.” Des jeunes résidents engagés
Face à ce traumatisme, la résilience se construit peu à peu. De nombreux projets ont été mis sur pied par des habitants engagés “pour redorer l’image de Molenbeek”. Parmi eux, MolenZap, un média « 100 % molenbeekois » lancé par des jeunes du coin sous l’impulsion d’Abdelaziz.
Mohamed, Soukaïna, Adam et Najwa sont très impliqués dans cette initiative. Âgés de 18 à 23 ans, ils ont voulu rendre la parole aux habitants. Ils relaient l’information molenbeekoise lors de zappings mensuels. Et luttent au quotidien contre cette étiquette qu’on leur a collée sur le front. Ils voient avec douleur le regard des gens changer lorsqu’ils leur annoncent où ils habitent. “Pourtant, Molenbeek c’est chez nous. Il y fait bon vivre, il faut montrer les beaux côtés de notre commune.”
Dans un café aux abords du centre “où on peut boire à la fois du thé et de la bière”, ils désignent les clients qui consomment dans un joyeux brouhaha. “Regardez, ici il y a des femmes voilées, des femmes non voilées, certains sont barbus, d’autres pas. Rien que là, il doit y avoir au moins dix origines différentes. C’est une richesse qu’il faut mettre en avant. »
Le café des frères Abdeslam, de l’image du terrorisme à celle de la solidarité
Il y a également des projets symboliques. Un collectif d’associations a ainsi décidé de lever des fonds pour racheter Les Béguines, le café des frères Abdeslam, l’un des lieux où a été ourdie une partie des attentats. “C’est très symbolique, explique Assetou Elabo, d’Atouts Jeunes, l’une des associations à l’origine du projet. C’est l’image même du terrorisme, de la délinquance, et l’idée est d’en faire le lieu de la solidarité et de la citoyenneté.” L’objectif : créer un endroit d’échange, une maison de quartier dans cet endroit au nord de Molenbeek où il n’y a pas grand chose.
Le projet ne s’est pas monté sans générer de la méfiance. La première fois qu’ils ont visité les locaux, les associatifs ont été pris à partie par des habitants las de voir défiler des cohortes de médias, parfois même de touristes à qui l’on montre “le berceau du terrorisme” lors de visites guidées un peu sordides. Mais selon Assetou Elabo, aujourd’hui, les habitants “sont demandeurs” de ce type de projet et veulent tourner la page.
Essor des théories complotistes
Pour Olivier Bonny, il y a aussi eu des réactions plus inquiétantes. L’homme de terrain note la naissance d’un complotisme lié aux attentats qui séduit de plus en plus de jeunes. Selon lui, “c’est le symptôme social d’un malaise plus profond et diffus qui découle de l’exclusion sociale, de la victimisation”.
Il l’analyse comme le troisième stade après la stigmatisation et la victimisation.“On a dû faire notre deuil, mais comme personne ne nous a aidés, les plus faibles se sont tournés vers ces théories fumeuses.”
Il a remarqué que, pour se protéger de la violence des réactions à leur égard, un nombre croissant de jeunes ont embrassé l’idée “d’un complot contre les musulmans” plus ou moins fomenté par les services français à la solde d’Israël, avec en toile de fond un antisémitisme crasse. Olivier Bonny et ses collègues ont mis en place des ateliers pour tenter de contrer ces théories nauséabondes. “Mais tout ça prend du temps, encore plus avec tout ce qui s’est passé.”
“Il y a toujours autant d’exclusion, de pauvreté et de racisme. Le parfait terreau pour les radicaux” Un travailleur social
Selon un travailleur social qui requiert l’anonymat, il n’y aurait pas eu de véritable travail de fond. “C’est un quartier où l’on ne parle pas beaucoup. Les attentats ont renforcé les tabous. Même s’il y a un avant et un après, j’ai l’impression que peu de choses ont changé.” Il l’assure, s’il existe des projets remarquables “pour redorer l’image », peu de choses permettent de “parler des vrais problèmes”. Il n’y aurait pas eu assez d’engagement de la part des politiques fédérales, lesquelles n’ont pas investi pour résoudre les problèmes endémiques de Molenbeek. “Il y a toujours autant d’exclusion, de pauvreté et de racisme. Le parfait terreau pour les radicaux.”
Il pointe par exemple du doigt la chasse aux associations qui a été faite après les attentats, où de nombreuses structures ont été perquisitionnées, démantelées et bousculées par le pouvoir fédéral qui a mis l’accent sur le sécuritaire plutôt que sur le social. “Il y avait des associations qui déconnaient, c’est vrai, mais en contrôlant tout le monde souvent brutalement, ils ont jeté le discrédit sur tout le reste. Se reconstruire alors qu’on n’a pas l’impression d’avoir le soutien des pouvoirs publics, c’est encore plus dur.”
“C’est notre fardeau” Un quadra accoudé au zinc
Du côté de la municipalité, on admet à demi-mots ne pas avoir été très soutenus ou plus exactement pas de la meilleure des façons. Pour eux, on ne s’est pas attaqué aux causes structurelles des problèmes de Molenbeek, comme les inégalités scolaires ou le racisme ambiant.
Selon l’échevine Sarah Turine, des actions ont été entreprises, “mais il y a toujours un terreau favorable aux discours radicaux”. Si elle assure qu’il y a moins de recruteurs qu’avant, elle s’inquiète du ressentiment que peuvent développer les habitants. “Nos jeunes ont beaucoup de bonnes raisons d’être en colère tellement ils sont stigmatisés. Il faut absolument contrer cette colère.”
“C’est notre fardeau”, philosophe un quadra accoudé au zinc d’un café du centre. Il n’a pas très envie de parler avec des journalistes. Il l’a “trop fait” depuis deux ans. Avant de prendre congé poliment, il résume. “Il faut continuer à faire des efforts pour que rien de tout ça ne se reproduise. Mais plus jamais ça ne sera comme avant. On est comme une ville bombardée. On aura toujours les stigmates.”
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