Alors que les dérives des abattoirs français se multiplient, un collectif regroupant éleveurs, chercheurs et associations de protection animale réclame le droit de faire abattre les bêtes à la ferme. Certains, dans l’illégalité, ont déjà franchi le pas.
“On attaque à 8 heures”, prévient Stéphane, cheveux longs, boucle d’oreille et favoris interminables. A 8 heures donc, un cochon est appelé à mourir. C’est un gascon, au poil noir et dru, une bête de quatre-vingts kilos nourrie au sol, aux glands et aux céréales bio, le premier dont Stéphane se séparera cette année. A 46 ans, Stéphane élève en plein air dans sa ferme une vingtaine de bovins, une quinzaine de cochons et un petit millier de volailles.
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Dans une autre vie, l’éleveur était agent hospitalier. Il fut le témoin, comme tant d’autres, des années sida et de leur cortège de mourants qui partaient trop souvent dans la solitude. Héritage de cette vie passée, la mort est un sujet qu’il prend très au sérieux.
Une mort sans stress, sans transport
Parmi ses animaux, seules les volailles seront envoyées à l’abattoir. Les autres, il les abat chez lui à la ferme, au milieu des leurs. Pour Stéphane, cette mort sans stress, sans transport, cette mort que l’animal n’aura pas vu venir est plus qu’impérative, c’est une question d’humanité.
Toléré pour les porcs dès lors qu’ils sont destinés à la consommation personnelle, l’abattage à la ferme est illégal pour toutes les viandes commercialisées. Stéphane vend donc sa viande sous le manteau, de la main à la main, comme si c’était un produit de contrebande. Le prix à payer : il ne déclare rien, ne touche aucune prime et vit du RSA sous le statut agricole de cotisant solidaire.
Avant, Stéphane envoyait ses bêtes à l’abattoir
Avant d’avoir recours à ce procédé, Stéphane envoyait ses bêtes à l’abattoir. C’était un petit établissement public dans une commune voisine. La route n’était pas longue, les deux employés le connaissaient, il pouvait accompagner ses bêtes jusqu’au bout. Mais comme tant d’autres, l’abattoir a fermé. La France, qui en comptait 1800 pendant les années 1960, n’en dénombrait plus que 286 en 2010. Moins de 300 abattoirs pour 34,3 millions d’animaux de boucherie abattus en 2015 : le calcul, sordide, est vite fait. Et si un tiers des abattoirs demeurent de petits établissements publics, locaux, ils ne représentent que 10% du tonnage.
En quelques décennies, l’abattage s’est concentré, les cadences se sont accélérées et les normes multipliées autour de l’hygiène et d’un hypothétique bien-être animal dont le consommateur se voit régulièrement rappeler qu’il est inapplicable et inappliqué. Les images sordides tournées dans l’abattoir municipal d’Alès et l’abattoir certifié Agriculture biologique du Vigan rappellent que ce n’est pas qu’un problème de taille, mais aussi de transparence. Car sans la présence de l’éleveur, tout est permis.
L’abattoir est devenu un abandon, une trahison
Combien sont-ils, ces éleveurs, à vouloir ou pouvoir, comme Stéphane, abattre à la ferme ? La sociologue Jocelyne Porcher, directrice de recherche à l’Inra, en a rencontré des dizaines lors de réunions publiques organisées en 2013 à travers la France. Principal reproche adressé aux abattoirs : “L’opacité, notamment sur les conditions d’abattage, et l’écrasement de leur engagement moral envers leurs animaux”, résume la sociologue. Pour eux, l’abattoir est devenu un abandon, une trahison, le contraire de ce qu’ils entendent par élevage.
“Il y a un fossé entre la bienveillance des vrais éleveurs envers leurs animaux et la façon dont ils sont abattus. Dans le cadre industriel, on tue les animaux comme on les a produits : mal, vite et violemment”, poursuit-elle. Ces doléances recueillies par la sociologue ressemblaient toutes à celles de Stéphane.
Lorsque l’abattoir de Mussidan a fermé, Stéphane en a essayé un autre, plus gros, plus loin. “J’ai tout de suite senti que je n’allais pas au bout de ma démarche. J’avais un très bon rapport avec mes animaux jusqu’à ce qu’ils partent”, se souvient-il.
“Qu’on respecte enfin nos animaux”
Il est 8 heures quand, celui qui va tuer, Pierrot, arrive. Boucher reconverti dans le service à la personne, l’air un peu rustre, la dignité en plus. Tuer des animaux comme ça, à la ferme, il l’a presque toujours fait, pour lui mais aussi pour d’autres. La première fois, c’était un agneau. Pierrot tremblait, il avait 11 ans. Depuis, il a pris de l’assurance et ne tardera pas à le montrer. Stéphane rentre dans la porcherie avec un bac rempli de céréales. Les cochons s’approchent, se bousculent.
Celui qu’il veut abattre en est, gourmand comme tout les autres. Le voilà maintenant dans un angle, la tête entre les jambes de Stéphane. S’il a décidé de montrer cette mort aujourd’hui, c’est “pour faire avancer les choses”. Visible, ce ne sera plus une mort comme les autres mais un sacrifice symbolique. Stéphane résume sa cause en quelques mots : “Qu’on respecte enfin nos animaux.” Elle pourrait lui coûter cher : six mois ferme et 7500 euros d’amende.
Expérimenter un camion d’abattage mobile
Mais s’il est prêt à courir ce risque, c’est aussi parce qu’il n’est plus seul. Fédérés par Jocelyne Porcher à l’issue de ces rencontres, un collectif d’éleveurs, de chercheurs et d’associations de protection animale, sobrement baptisé “Quand l’abattoir vient à la ferme”, s’est créé suite à la diffusion des images de l’abattoir bio du Vigan. Ensemble, ils réclament la possibilité d’expérimenter un camion d’abattage mobile, système déjà utilisé au sein de l’UE, en Allemagne et en Autriche ; ils espèrent obtenir une dérogation du ministère de l’Agriculture.
Leur argument : l’Etat en attribue pour les abattoirs mobiles halal utilisés pendant l’Aïd-el-Kebir, alors pourquoi pas pour eux ? Ce collectif, Stéphane en est aussi l’un des membres les plus actifs, n’hésitant pas à quitter la ferme pour faire pression auprès des politiques.
Son cœur bat encore, du sang coule du groin
Début mars, c’est le député PS de la Gironde, Philippe Plisson, qui s’en est fait l’écho, interrogeant le ministre à l’Assemblée nationale sur l’expérimentation d’un camion d’abattage. “Quand tu lis la réponse de Le Foll qui s’inquiète de la présence de points d’eau dans les fermes, t’as l’impression qu’on vit au Moyen Age, ils sont complètement déconnectés de la réalité”, vitupère Stéphane.
De l’autre côté de la barrière, Pierrot a armé son pistolet, un calibre .22 dont il pointe le canon sur la tête de l’animal, à bout portant. Détonation sèche, imperceptible. Le cochon est allongé sur le flanc au milieu des autres, où il convulse. “C’est nerveux, ça fait toujours ça”, affirme Pierrot. Son cœur bat encore, du sang coule du groin. La balle ne l’a pas tué mais il est inconscient. Autour, les autres suidés n’ont rien remarqué, à peine réagi au bruit de la détonation. Stéphane les fait vite sortir de l’autre côté, vers le sous-bois.
Etait-ce violent ? C’était silencieux et rapide. Il faut évacuer rapidement le condamné pour le saigner dehors, de l’autre côté de la porcherie pour ne pas habituer les autres à l’odeur du sang. Stéphane et Pierrot l’attachent par la patte arrière à la fourche d’un tracteur pour la grande ascension. Le cochon a la tête en bas. Couteau de boucher dans la main droite, Pierrot tranche la carotide et le sang coule. Il fait encore froid, le sang fume, comme une vie qui s’en va.
“Je l’ai remercié pour la viande qu’il va nous donner”
L’animal est bien mort, soulagement. Que s’est-il passé dans la tête de Pierrot au moment de tirer ? “Je lui ai demandé pardon. Je l’ai remercié pour la viande qu’il va nous donner.” C’est respectueux, tout à son honneur, pourtant Pierrot ne veut pas montrer son visage : “J’ai peur que les gens ne comprennent pas. Ils ne font plus la différence entre ce qui vient de se passer et un abattage industriel. C’est pour ça qu’il faut bien l’expliquer.”
Au volant du tracteur, Stéphane conduit le cochon vers le bâtiment qu’il a construit pour les derniers soins, de l’autre côté du champ. Bacs acier sur les murs, point d’eau, carrelage au sol, l’endroit est propre. Pierrot et Stéphane déposent le corps du cochon sur une échelle en bois, déjà là du temps du grand-père. Le corps du cochon est mou et restera chaud encore quelques minutes. Dans douze heures, peut-être treize, il se sera rigidifié.
“Les prochains, ils tourneront la tête lorsqu’ils verront Pierrot arriver”
Dans un coin, une cinquantaine de litres d’eau sont en train de bouillir dans une cuve. Avec un arrosoir, Stéphane verse de l’eau chaude sur son groin. Avec une lame, Pierrot gratte le museau de la bête. Les poils noirs se détachent laissant place à une peau blanche tachée de noir. Ce sera bientôt le tour du reste de la tête. Lorsque Pierrot dégage le haut du crâne, un petit trou apparaît. C’est là qu’est entrée la balle. “C’était le premier, dit Stéphane. Les prochains, ils tourneront la tête lorsqu’ils verront Pierrot arriver, ils sont pas cons.”
“L’essentiel, c’est de rester calme, poursuit Pierrot, si l’animal est stressé, la viande devient fièvreuse.” Fiévreuse, ça veut dire pleine de toxines, alors mieux vaut procéder ainsi. “Si j’avais dû l’emmener à l’abattoir, il aurait d’abord fallu le séparer du groupe et il n’aurait pas compris son isolement. Ensuite, il serait entré dans un camion où il aurait passé la nuit dans un endroit inconnu, avec des odeurs et des bruits inhabituels. Bien sûr que les bêtes stressent. Un cochon c’est au moins aussi intelligent qu’un chien.” Pierrot est d’accord.
“L’étourdissement, c’était seulement pour les contrôles”
Entre-temps, un autre homme est arrivé. Visage juvénile, air détendu, mains dans les poches, Michel a 32 ans, “et quatre enfants”. Il est venu chercher l’une des vaches de Stéphane. Ancien boucher lui aussi, il a tué beaucoup d’animaux. Pendant son apprentissage, il a passé trois mois dans un abattoir. “Assez pour être écœuré”, ajoute-t-il immédiatement. C’était un petit établissement où on tuait deux à trois mille agneaux par jour.
Michel devait récupérer les agneaux vivants et les accrocher par les pattes arrière sur des balancelles. Combien ? “Six à huit agneaux.” Et ensuite ? “Ensuite, il fallait les égorger.” Faut-il lui demander, un peu naïvement, s’ils étaient étourdis ? Non, aucun de ces animaux n’était étourdi. “L’étourdissement, c’était seulement pour les contrôles. Des agneaux, il y en avait qui gesticulaient, d’autres qui criaient”, continue calmement Michel. Pour maintenir le rythme, raconte-t-il.
Il fallait aussi parfois leur couper les oreilles et les pattes alors qu’ils étaient encore conscients. A l’occasion, un employé prenait un agneau et lui fracassait la tête contre les parois, juste pour rigoler. “C’était des actes de barbarie”, résume-t-il sans emphase. “Quand je rentrais chez moi, j’étais couvert de sang. J’avais du mal à manger de la viande.”
“il y a de la demande, ça se développe de plus en plus”
Aujourd’hui, Michel n’est plus boucher mais surveillant de nuit dans un centre d’aide aux personnes handicapées. A côté, il élève des animaux – canards, moutons, poules, oies – qu’il tue tous lui-même pour sa consommation personnelle. Michel tue lui aussi à la ferme, pour d’autres éleveurs. C’est lui qui appuie sur la détente et râcle, comme Pierrot est en train de le faire, les poils sur la peau du cochon. Destination de la viande : consommation personnelle et commercialisation en vente directe, comme Stéphane.
Les animaux abattus sont surtout des brebis, “au moins sept ou huit cette semaine, environ une centaine l’année dernière”. Côté éleveurs, dit-il, “il y a de la demande, ça se développe de plus en plus”. Le procédé qu’il utilise est identique : un coup de .22 dans la tête, au milieu du troupeau. Est-ce que ça se passe toujours aussi bien ? “Dans la grande majorité des cas, oui, mais quand ça loupe, j’ai un nœud.”
“C’est ça les Français, toujours en train de parler de bouffe”
Oreilles, tête, queue, le corps du cochon est désormais dénudé, le sol recouvert de poils noirs. Pierrot et Stéphane lui enlèvent maintenant les ongles. Les esprits se relâchent, les premiers sourires apparaissent sur les visages. Très vite, ça discute pâté de tête, grattons, échine et filet mignon. “C’est ça les Français, toujours en train de parler de bouffe”, s’amuse Stéphane.
Le cochon est à nouveau pendu la tête en bas, Pierrot l’ouvre délicatement au couteau et noue son pénis pour bloquer l’urine. Il retire maintenant les intestins et l’estomac qu’il place dans un bac, puis le foie et le cœur qu’il récupère dans un autre.
“La preuve que l’élevage traditionnel résiste”
Ce qui le préoccupe, c’est le fiel, la vésicule biliaire. Il doit la retirer et s’assurer qu’elle n’est pas percée et que les organes qu’il va conserver ne présentent pas d’anomalie. Dans un abattoir classique, c’est un vétérinaire qui s’y colle. Faut-il avoir le diplôme pour en être capable ? Réponse de Thierry Bedossa, vétérinaire, spécialiste du comportement animal et consultant à l’école de Maisons-Alfort : “Non, pas du tout. Une bonne formation de technicien suffit amplement.”
Pierrot coupe l’animal en deux à l’aide d’une scie. Il sera ensuite conduit au frigo. Un autre ami boucher viendra débiter la carcasse dans un laboratoire aux normes. La viande, assure Stéphane, sera bonne. “Un jour, on m’a dit que c’était un antidépresseur, c’est le plus beau compliment qu’on m’ait fait”, se souvient-il. Il voudrait pouvoir vendre sa viande et en vivre. Pour cela, il plaidera la cause de l’abattage à la ferme le mois prochain auprès de Noël Mamère, le député-maire de Bègles où se construira bientôt un abattoir.
“Le modèle économique capitaliste détruit nos liens avec les animaux”
Stéphane sait qu’il fait partie d’une minorité d’éleveurs. Pour Jocelyne Porcher, les éleveurs comme Stéphane sont “la preuve que l’élevage traditionnel résiste, malgré cent cinquante ans d’industrialisation de nos relations avec les animaux”. L’objet de leur résistance : “Une société violente, notamment dans son organisation du travail et dont le modèle économique capitaliste détruit nos liens avec les animaux, la nature et les humains”, conclut-elle.
Plus prosaïque, le vétérinaire Thierry Bedossa voit dans l’abattage à la ferme “la seule manière de procéder acceptable, tant du point de vue éthique que de la bien-traitance. Pour laisser le moins de place possible à l’erreur ainsi qu’au conflit d’intérêts, il faudrait que ce mode d’abattage soit assorti d’une traçabilité depuis le lieu de production et d’abattage jusqu’à celui de vente, voire de consommation”.
Deux moitiés de cochons pendent désormais dans le frigo et cela n’a rien d’anormal. Stéphane nous les montre avant de retourner dans les champs. Michel doit partir avec la vache qu’il a achetée à Stéphane. Il faut la charger. Cette nuit, elle a eu un veau. Il est petit, noir, le poil encore collant. Hors de question de séparer la mère de son nouveau-né. Certes ils vont devoir faire un peu de route et Stéphane aurait aimé leur épargner cela, mais il en a la certitude : dans quelques années, lorsque le jour sera venu, entre les mains de Michel, ils partiront dans la dignité. Stanislas Kraland
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