Scampia, quartier populaire de Naples aux mains de la Camorra, est le lieu de tournage de la série Gomorra mais également des clips de PNL et SCH. Enquête auprès d’habitants très partagés par les retombées de cette nouvelle “notoriété”.
En ce mois d’octobre 2015, il fait encore doux lorsqu’au volant d’une Fiat 500, quatre Français déboulent à Scampia, dans la banlieue nord de Naples. Parmi eux, un jeune en survêt Adidas, coiffé façon catogan : le rappeur marseillais SCH est venu tourner le clip de son morceau Gomorra. Les caméras sont pointées sur les Vele, ces immeubles d’une vingtaine d’étages dont la structure pyramidale évoque les voiles d’un bateau. Longuement décrites par l’écrivain italien Roberto Saviano, ces tours délabrées sont devenues l’emblème de la Camorra.
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C’est à peine si le tournage est interrompu lorsque des jeunes du quartier se mettent à rouer de coups un homme avec des rondins de bois. “A 13 heures, nous devions avoir foutu le camp car le deal reprenait ses droits”, raconte le directeur artistique Anthony Teror. Craignant que cela ne dévoile leurs planques, les dealers de Scampia se plaignent de l’utilisation d’un drone pour les vues aériennes. Pour pouvoir filmer dans le fief de la Camorra durant une matinée, l’équipe a dû “allonger des billets”.
200 euros pour faire le tour des Vele
On ne rentre pas dans les Vele comme dans un moulin : le quartier est réputé pour être l’un des plus dangereux d’Europe. Même Lorenzo Liparulo, locataire depuis plus de quinze ans, sursaute à chaque bruit de scooter. C’est pourtant lui qui sert régulièrement de fixeur pour les films et clips qui sont tournés dans le quartier.
Président d’une association de quartier, ce quinquagénaire aux larges épaules et à la barbe grisonnante est au chômage depuis plus de dix ans. Maintenant que sa cité sert de décor à la série Gomorra, il s’est reconverti en guide touristique de fortune. Il a touché 200 euros pour avoir ouvert les portes des Vele à SCH et son équipe.
PNL a choisi ce quartier pour le clip “Le Monde ou rien”
C’est dans sa chambre située au huitième étage que se vautre le rappeur marseillais au début de son clip. Comme Lorenzo, les habitants se sont habitués au passage des “rapper francesi”. Cinq mois plus tôt, le groupe PNL, originaire des Tarterêts, avait explosé aux yeux du grand public en choisissant ce quartier sulfureux pour tourner le clip du titre Le Monde ou rien. Avec 28 millions de vues, il est devenu l’un des plus grands succès de l’histoire du rap français.
Scampia n’avait pourtant pas vocation à devenir le nouvel eldorado des rappeurs voulant soigner leur street-crédibilité. Dans les années 1960, le célèbre architecte Francesco Di Salvo est chargé de transformer les terrains agricoles du nord de Naples en quartier résidentiel. Son objectif ? Attirer la bourgeoisie napolitaine en mal de verdure par la beauté de ses parcs, ses aires de jeux et son architecture innovante. C’est compter sans le puissant tremblement de terre de 1980 qui secoue toute la région. Le bilan est lourd : près de 3 000 morts, plus de 8 000 blessés et 280 000 réfugiés.
Au fil du temps, Scampia devient le bastion de la mafia napolitaine
Initialement prévus pour 200 familles, les Vele font office de refuge pour des milliers de personnes qui ont tout perdu. Au fil des années, le quartier devient un désert urbain, la criminalité se développe et le taux de chômage explose. En 2004, une guerre oppose les différents clans de la Camorra. C’est un carnage.
Pendant plus d’un an, les rues du quartier sont le théâtre d’une vendetta sanglante qui fait une centaine de morts, dont de nombreuses victimes innocentes. Aux yeux du monde entier, Scampia et ses Vele deviennent le bastion de la mafia napolitaine. Dix ans plus tard, le quartier est toujours prisonnier de cette image.
Parfois au sens propre. Depuis un an, Sergio ne quitte plus son domicile. Suite à un cambriolage, ce père de famille est assigné à domicile, un appartement exigu situé au premier étage des Vele, où s’entassent plusieurs générations. La scène est digne d’un film d’Ettore Scola. A côté d’une bonbonne de gaz, la télévision est constamment branchée sur Rai 1. Au-dessus de l’écran cathodique, la Vierge Marie veille sur la famille.
“Quand on envoie des CV, on évite de mentionner notre adresse”
“Rien que dans cette pièce, tout le monde est au chômage, explique patiemment Sergio, tout en caressant un petit chien perché sur ses épaules. Décrocher un emploi relève de l’impossible : évoquer Scampia, c’est se fermer toutes les portes. Du coup on ment. Quand on envoie des CV, on évite de mentionner notre adresse.”
La semaine dernière, il a failli perdre la vie à cause d’une passerelle de l’immeuble qui s’est effondrée sous ses pieds. Un accident commun dans ces bâtiments vétustes. Les ascenseurs ne fonctionnent pas, les escaliers se fissurent, les couloirs sont jonchés de déchets.
Et puis il y a l’amiante, qu’on trouve partout
Même quand il fait beau, il pleut toujours sur les Vele : l’eau goutte constamment d’étage en étage. Et puis il y a l’amiante, qu’on trouve partout, sur les balcons, le long des escaliers, dans les appartements. “Plein de gens ont le cancer ici”, déplore Michela, une des filles de Sergio. A 26 ans, elle attend déjà son deuxième enfant.
Elle est au chômage et reproche aux différents tournages de véhiculer une mauvaise image de son quartier. Elle n’aime pas la série Gomorra, qui s’inspire du roman éponyme de Saviano : “J’ai arrêté au premier épisode. C’est beaucoup trop vulgaire ! On ne parle pas comme ça ici. Le problème, c’est qu’après la série, les gens se sont mis à imiter les personnages… Mais la réalité, c’est que nous ne sommes pas les monstres qu’on voit à l’écran.”
Ici, le taux de chomage dépasse les 60%
Michela s’interdit de participer aux tournages, mais ce n’est pas toujours simple de résister à la tentation, reconnaît-elle : “Etre figurant, c’est de l’argent facile. Si tu as une famille à charge et pas de travail, comment peux-tu refuser ?”
Dans un quartier où le taux de chomage dépasse les 60%, les locaux sont plus sensibles à l’appât du gain qu’aux grands discours moralisateurs. Même les pères jésuites, qui veillent sur les lieux depuis les années 1990 à travers leur association Centro Hurtado, ont fini par céder.
Pourtant, ces religieux réputés pour être les intellectuels de l’Eglise ne voient pas d’un bon œil cette succession de caméras venues filmer Scampia. Le père Sergio Sala a vu passer plusieurs équipes de tournage : “Ils viennent toujours nous voir pour la même raison : obtenir l’autorisation de filmer dans l’église pour mettre en scène les funérailles d’un boss. Ils ne font que reproduire des stéréotypes.”
On ne refuse pas une journée à 78 euros
Ce prêtre au visage austère a cependant fini par autoriser les tournages après avoir rencontré l’équipe de Gomorra : “Le directeur de casting voulait rémunérer les figurants 25 euros la journée, et verser une somme à l’Eglise. On a demandé à ce qu’ils soient mieux payés et on a renoncé à cette donation.” Pour le plus grand bonheur des habitants du quartier.
En entrant dans le bureau du prêtre, Raffaele réinterprète fièrement sa courte apparition dans la série en mimant l’achat d’un journal. A 46 ans, avec sa carrure imposante, son béret et son phrasé populaire, il est de tous les tournages. On ne refuse pas une journée à 78 euros quand on est au chômage et que sa femme est malade.
“Le rythme est intense : on commence à 6 heures du matin, jusqu’à 19 heures, confie-t-il. A la fin, j’avais de la fumée qui me sortait des pieds ! Mais le problème, c’est qu’ils t’appellent quand ils veulent. Moi, j’aimerais travailler plus.”
“Nous avons aussi un impact positif sur le quartier” Massimiliano Pacifico, en charge des castings
Les productions font leur possible pour contenter tout le monde. Rien que pour la première saison de Gomorra, 4000 personnes du quartier ont eu un emploi : de la figuration à de petits travaux manuels. En tout, la production a dépensé de 7 à 8 millions d’euros sur le territoire, estime Massimiliano Pacifico, en charge des castings : “Je ne vais pas vous mentir : les associations, qui travaillent sur place depuis des années, ont un rôle bien plus important. Mais nous avons aussi un impact positif sur le quartier. J’ai vu des gens pleurer de bonheur lorsque nous sommes arrivés.”
Alors que les habitants profitent de cette nouvelle fascination pour Scampia, un homme s’oppose toujours à cette valse des caméras. Angelo Pisani aime les défis. Cet avocat sert, par exemple, de rempart à Maradona face au fisc italien. Depuis 2011, cet homme aux allures de vendeur de voitures est également le président de la municipalité de Scampia. Une tâche herculéenne. A commencer par le siège de la municipalité. Les toilettes disposent de sèche-mains mais pas d’éviers. Les ascenseurs sont en panne, les vitres brisées sont rafistolées avec des bouts de Scotch, les débris de verre jonchent encore le sol. Construite à grand bruit il y a vingt-cinq ans, une piscine olympique attend toujours d’être inaugurée. Un théâtre de 500 places a connu le même sort : réalisé en 1985, il n’a jamais été utilisé.
“Un épisode de ‘Gomorra’ détruit des années de travail !”
Mais Angelo Pisani n’est pas du genre à baisser les bras. Avec pugnacité, il préfère évoquer le travail des associations, des policiers et des magistrats qui travaillent depuis des années à la revalorisation du quartier. Quand l’équipe de la série Gomorra a débarqué à Scampia, il est descendu protester dans la rue.
“Un épisode de cette série détruit en un instant des années de travail ! Elle tire les jeunes vers le bas.” Depuis sa diffusion, de nombreux jeunes ont adopté la crête iroquoise de Genny Savastano, l’un des personnages principaux. Les phrases cultes de la série sont devenues des gimmicks.
Mais une nouvelle vague criminelle inquiète Naples : les “baby gangs”. Des jeunes – voire très jeunes, ils ont parfois moins de 14 ans – terrorisent les habitants, dealent et manient des armes à feu. Pour Angelo Pisani, les deux phénomènes sont corrélés, et la mafia spécule sur ces tournages.
“La Camorra s’exalte en se voyant à l’écran et gagne de nouvelles recrues. Les rappeurs français ne m’ont même pas demandé l’autorisation de filmer. S’ils ont pu venir ici sans problèmes, c’est bien la preuve que la mafia voit ça d’un bon œil.”
“Comment peut-on transformer la douleur en spectacle ?”
La Camorra aurait même profité de ces tournages pour renflouer ses caisses : la série Gomorra a été tournée dans la villa d’un parrain qui a perçu une rétribution. “Les producteurs sont les premiers à faire du business avec la criminalité qu’ils critiquent. En réalité, ils ne font qu’exploiter le problème !”, dénonce le président de la municipalité. Les associations reprochent aussi à ces productions de se servir des habitants du quartier avant de les abandonner à leur sort.
Tous évoquent l’histoire de Danielino, un des personnages principaux de la série. Dans la vraie vie, Danielino s’appelle Vincenzo Sacchettino, c’est un jeune de Scampia. “Pour le tournage, il avait abandonné l’école. Quand les projecteurs se sont éteints, il a sombré dans la délinquance et a fini par poignarder un autre jeune”, raconte Daniele Sanzone, l’un des grands frères du quartier. Ce rockeur de Scampia, fondateur du groupe A67, se souvient encore des mots prononcés par le proviseur de Danielino : “Comment peut-on transformer la douleur en spectacle et la faire interpréter par ceux qui la vivent ?”
“Des criminels ont gagné de l’argent sur des tournages” Luigi de Magistris, maire de Naples
Cette tragédie est remontée jusqu’à l’hôtel de ville. Pour le maire de Naples, Luigi de Magistris, elle n’a pourtant rien d’étonnant : “C’est triste, mais ce n’est pas la première fois que ça arrive : on a déjà arrêté des figurants, des criminels ont gagné de l’argent sur des tournages, c’est comme ça que ça se passe.”
S’il n’apprécie pas la lecture unilatérale de Gomorra, cet ancien juge antimafia a tout de même donné son feu vert. Dans son bureau, devant une peinture représentant la crucifixion du Christ, de Magistris veut croire qu’il existe autant de modèles négatifs que positifs auxquels peut se raccrocher la jeunesse napolitaine : “Quand j’étais jeune et que je présentais le concours de la magistrature, ce sont les films sur les juges Falcone et Borsellino face à Cosa Nostra qui ont nourri ma vocation. Aujourd’hui, il existe également de belles histoires de rédemption.”
“Tout le monde à Scampia a des liens avec la Camorra”
Et l’édile de citer l’exemple de Salvatore Striano, ex-camorriste des quartiers espagnols de Naples, qui a écrit un livre sur son parcours. Ou encore celui de Gaetano Di Vaio. Issu d’une famille pauvre de Scampia, cet ancien criminel s’est reconverti en producteur de cinéma après une condamnation à quatre ans de prison pour braquage et trafic de drogue.
Aujourd’hui, il interprète Baroncino, l’un des lieutenants du boss dans la série. Ce quinquagénaire à la voix rauque et au visage balafré était même pressenti pour camper le rôle de Don Pietro, le puissant chef mafieux. Sa boîte de production située sur la via Toledo, une belle avenue en plein centre de Naples, participe à la production de la série. Mais Gaetano n’oublie pas ses origines. S’il soutient ces œuvres culturelles, c’est qu’à ses yeux tous les moyens sont bons pour secouer la conscience des hommes politiques.
Quant aux polémiques concernant les liens entre la criminalité et les tournages, Gaetano Di Vaio les balaie avec l’assurance de ceux qui connaissent la délinquance de l’intérieur. “On travaille dans un territoire compliqué : tout le monde à Scampia a des liens avec la Camorra. Si ce n’est pas toi personnellement, c’est un membre de ta famille, un ami ou un ami d’ami.”
“Oui, on travaille avec des dealers ou avec d’anciens criminels. Nous avons besoin de personnes qui connaissent le terrain pour retranscrire cette réalité. Mais dire qu’on collabore avec des camorristes, c’est faux. Les vrais mafieux fuient les caméras.” Face à son fils écoutant pieusement ses paroles, Di Vaio réfute l’idée que la série créerait des vocations. “Le vrai problème, c’est que les jeunes n’ont pas besoin d’imiter Gomorra. C’est Gomorra qui les imite.”
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